Affronte
le ciel sans étoile
les jours de brouillard
les oiseaux fatigués
Affronte
les matins blêmes
les grands yeux tristes
la médiocrité
des jours sans mots
Ne laisse rien
te recroqueviller
comme un petit
animal blessé
Affronte
Reste debout
Garde les yeux
ouverts
pour ne pas manquer
la lumière
lorsqu’elle
filtrera
à travers
les nuages sales.
Nos vies sont des ruisseaux
creusant des digues
sillonnant la vallée
dévalant les collines
se croisant un instant
se découvrant alors
un peu plus grands
ensemble
avant de retrouver
chacun son chemin
chacun son lit
Nos vies sont des ruisseaux
bleu pâle comme les veines
qui courent
sous ma peau fine
qu’aucun soleil
ne peut réchauffer
Nos vies sont des ruisseaux
qu’aucun temps n’arrête
qu’aucune tempête
ne saurait faire taire
J’ai compris désormais
nos vies sont des ruisseaux
minuscules
qui mêlés
les uns aux autres
peuvent devenir
de grandes rivières.
Un jour quelqu'un m’a dit
que la vie était un combat
et qu’il fallait se battre
je l’ai cru
naïvement
bêtement
j’ai préparé mes armes
j’ai frappé dans le vide
J’ai compris maintenant
qu’elle est tout
sauf cela, la vie
il ne s’agit pas de se battre
mais d’être d’accord avec elle
d’accord pour les grandes joies
et pour les grandes tristesses
de l’accepter toute entière
sans vouloir qu’elle soit
autrement
que ce qu’elle est
dans sa beauté
dans son ingratitude
et dans sa magie
Il ne s’agit pas de battre
ni de gagner
mais de discerner
ce que tu peux changer
et le reste
et tout le reste
aussi difficile
que cela puisse être
il ne s’agit que
d’être d’accord.
Elle est partie
comme on part
en voyage
elle a rempli
une valise
de petites choses
inutiles
enfilé son anorak
et remonté
la fermeture éclair
jusqu’au cou
elle a glissé
ses mains
dans ses poches
et son sourire
dans les mains
d’un passant
glissé les clefs
sous la porte
de ce lieu
qu’elle quitte
une dernière fois
elle est partie
comme on part
en voyage
en se demandant
ce que l’on a oublié
peut-être
et qui ne manquera
finalement pas
elle est partie
elle a tiré sa valise
à roulettes
lourde de souvenirs
jusqu’au bout
de la rue
et là
le regard écorché
par le coin
d’un trottoir
là
elle a fondu
en larmes.
Mélanger
cent grammes de vent
une cuillère à café de lumière
un nuage de la taille d’une noisette
et une pincée d’orage d’été
Ajouter
le chant de trois rouges-gorges
quelques grammes d’étoiles filantes
douze gouttes de pluie
et six flocons de neige
Pour finir
les trois parfums mêlés
du sol après une averse d’été
d’un joli brin de muguet
et de l’herbe tout juste coupée
Voilà
tout y est
il n’y a plus qu’à bien mélanger
avec une grande cuillère en bois
et enfourner à cent quatre-vingt degrés
jusqu’à ce que l’air de la maison
soit imprégné
du délicieux parfum
de l’enfance oubliée
(Facultatif :
une fois le gâteau refroidi
cueillir trois petites fleurs
du grand cerisier
pour décorer)
Une petite fée est venue
dans la nuit
décorer l’arbre du jardin
Elle a piqué une à une
les milliers de fleurs blanches
sur les branches endormies
Je l’ai entendu ce matin
riant aux éclats
devant nos yeux éblouis
ébahis dans le brouillard froid
d’un printemps qui se cherche
et qui se trouvera.
La maison craque
Sa vieille carcasse
d’os qui se brisent
sous le poids
un peu trop lourd
des souvenirs
J’aimerais quelquefois
que quelqu’un ait pour moi
les gestes que j’ai pour eux
J’aimerais quelquefois
que quelqu’un me berce
et pose sa main froide
sur mon front brûlant
J’aimerais une voix
pour me chuchoter
que tout ira bien
que quelqu’un soit là
pour me répéter
encore et encore
que je ne suis pas seule
que ça va aller
J’aimerais quelquefois
qu’on me prenne dans les bras
qu’on m’offre des gestes tendres
pour adoucir un peu
la violence de cette vie
la violence du volcan
qui au-dedans de moi
me brûle
et me consume
Voilà de quoi sont faites
les minutesque le monde m’offre
je rassure
je console
je promets
j’encourage
je soutiens
Je suis là
voilà
je travaille chaque jour
à être là pour eux
de la présence la plus juste qui soit
ni trop ni pas assez
juste ce qu’il faut
de tendresse et
d’espoir
je m’applique
à leur dessiner
tous les chemins possibles
et à leur laisser l’espace
pour se déployer
Je rentre chaque soir
ma petite valise chargée
de leurs grands yeux brûlants
de chagrin ou de colère
et de leurs grands éclats de rire
et tous ces trésors là
je les garde précieusement
pour les jours de grand vent
Je veille chaque jour
sur ces toutes petites
très grandes personnes
dont il faut prendre soin
et je me demande
quelquefois
qui
qui pour m’offrir à moi
ce que je leur offre à eux ?
Le sentier s’enfonçait
tout droit dans la forêt
On aurait dit l’automne
le bruit des feuilles sèches
qui craquaient sous nos pieds
et le ciel plombé de gris
qui s’étirait au-dessus de nos têtes
Nous nous sommes enfoncées
tout droit dans la forêt
nous avons marché
en silence
dans la douceur
du chant des oiseaux
sans nous soucier de rien
jusqu’au moment où
il a fallu faire un choix
Devant nous
le chemin se séparait
en deux chemins
nous n’avions nulle part
où aller
nous ne pouvions que nous perdre
il n’y avait ni bonne
ni mauvaise décision
mais il fallait en prendre une
Il a fallu choisir
et j’ai pensé
à tous ces moments de la vie
où nous devons renoncer
encore et encore
La vie n’est que cela
une succession de choix
et j’ai souri en imaginant
ce qu’auraient pu être nos vies
si nous avions pris à droite
plutôt qu’à gauche.
Tu voudrais
déchirer le brouillard
de tes mots
comme on déchire un tissu
avec les dents.
J’ai reçu ce matin
les mots d’une petite
poétesse merveilleuse
qui ne sait pas qu’elle l’est
Elle cherche dans mes yeux
qui lisent sa voix à elle
le droit d’être
qui elle est
et la légitimité
de prendre cette place là
qu’elle ne sait pas
s’accorder à elle-même
J’ai reçu ce matin
les mots d’une petite
poétesse merveilleuse
qui parle de l’amour
du chagrin
et de la solitude
et qui sait si bien faire voir
au travers de
ses yeux d’enfants
le monde qui nous entoure
et qui sait bien dire
de sa voix de petite fille
ce que nos cœurs endurent.
Je n’ai plus peur de rien
depuis que tu m’as quitté
chaque jour est un petit miracle
où je m’étonne de respirer
un sursis
le pire est arrivé
et j’y ai survécu
j’ai survécu
je n’ai plus peur de rien
tu sais
depuis que tu es parti
si je respire encore
dans ton absence
si je vis toujours
malgré ce grand drame
alors rien
non rien vraiment
ne pourra me tuer.
Le ciel pourpre
semble m’accuser
comme si j’étais coupable
il me dévisage
et peut-être le suis-je
coupable
de vouloir t’oublier
te remplacer par un autre
qui saurait m’aimer
mieux que toi
je n’y arrive pas
évidemment
je ne vois pas ce qu’il est
mais ce qu’il n’est pas
il n’a pas tes longs cils
ni tes yeux noisette
il ne manque jamais de mots
et moi
je quémande des silences
j’essaie tu vois
de me lancer en avant
comme on saute par une fenêtre
pour échapper à quelque chose
j’essaie
mais je ne vois que
ce qu’il n’est pas
c’est-à-dire toi.
C’est le dernier poème
le dernier jour
le dernier mot
c’est le dernier poème
qui parlera de toi
c’est fini maintenant
je remplirai mes textes
d’autres espoirs
d’autres visages
d’autres amours
J’écris cela
sans y croire
pour y croire
justement
On écrit sur ce qui nous hante
et c’est toi
partout en moi
c’est toi
je cherche sans relâche
pourquoi
ton visage fait effraction
dans chacun de mes rêves
dans chacune de mes pensées
dans chacun de mes poèmes
je suis fatiguée
de cet assiègement
je suis une coquille vide
voilà
une coquille vide
que j’ai remplie par toi
et j’ai les bras trop lourds
chargés de cet amour
dont tu ne veux pas.
Je t’écris depuis ma mélancolie
c’est un pays un peu sombre
et un peu doux aussi
c’est un pays de brouillard
où se côtoient
la lumière de mes souvenirs
et les voix entremêlées
de tous mes fantômes
J’habite ici souvent et
j’essaie d’oublier quelquefois
que j’y suis seule
je m’invente des histoires
où quelqu’un pourrait
arriver jusque-là
quelqu’un qui emprunterait
ces chemins de pensées
et de larmes
pour venir me rejoindre
pour m’emmener ailleurs
quelqu’un qui viendrait
me sortir de là
et ce serait peut-être toi.
Tu fermes une dernière fois la porte
de ce que lieu que tu ne reverras plus
plus jamais
de ce lieu où d’autres vivront
où d’autres aimeront
comme toi tu as aimé
Tu laisses derrière toi
un lieu vide et propre qui sent le savon
et quatre années de souvenirs
tu fais comme si le dernier aller-retour
n’était pas le dernier
les au-revoirs te font peur
comme de petits monstres
qui la nuit te sauteraient à la gorge
des images qui reviennent
et dont tu ne veux pas
Tu pars vite
l’air de rien
mais tu ne trompes personne
et surtout pas toi-même
dans ton ventre
le nœud serre
jusqu’à la douleur
Tu pars vite
l’air de rien
tu pleureras plus tard
sur ce que tu as laissé
sur ce que quitter veut dire
sur vos vies qui se séparent
et sur la petite solitude
que tu ramènes avec toi.
Dans la pénombre du jour
qui peine à se lever
tu affûtes ton regard pour la trouver
tu la traques
et de tes mains grandes
comme les ailes d’un oiseau
tu essaies de cueillir la lumière
les miettes de lumière
que tu vois danser dans l’air
toi devenu aveugle à presque tout
tu les vois voler puis disparaître
aussitôt
et les miettes de lumière
qui te glisse entre les doigts
tu voudrais les rassembler
en faire un petit soleil
pour éclairer ton hiver
et tu pries sans un mot
pour que la nuit
ne dure pas toujours.
Il ne reste rien
rien de tes livres
rien de ta voix
et rien de tes silences
rien de ton odeur
rien du bruit de ta porte qui s’ouvre
et de tes pas sur le parquet
rien du grincement de l’échelle en bois
qui m’apprenait sans un mot
que tu allais te coucher
rien des romans que tu laissais
pour moi
entre nos deux chambres
l’air de rien
rien de nos nuits d’ivresse
de tes notes de guitare
et rien de nos regards
Il ne reste rien
plus aucune trace de toi
même le silence est vide
de ton souvenir
et c’est un peu comme si
tu avais disparu
pour toujours.
Nous avons déposé
sur le bord de la fenêtre
un bol de lait pour les rennes
et des clémentines pour le Père Noël
nous savons bien évidemment
qu’aucun traîneau ne surgira
de la nuit étoilée
mais nous prenons soin
chaque année
de nourrir nos rêves d’enfant.
Je reste assise près de la fenêtre
à l’attendre
Ils ont dit peut-être demain
Pendant combien d’années
est-ce que je l’ai attendu en silence
mais pas cette fois pourtant
je suis venue sans plus rien espérer
cette année j’ai presque renoncé
et ce soir pour la première fois
ils ont dit
peut-être demain
Tout est prêt
elle peut venir maintenant
renaître des cendres de l’enfance
le ciel est blanc
l’air est glacé
l’hiver est froid
et la nuit est prête
à l’accueillir tendrement.
Je lui parle tout bas
comme on chuchote
à l’oreille d’un enfant
en train de s’endormir
Je lui murmure dans la nuit
tu peux venir maintenant
ramener un peu de magie
dans mes yeux qui s’éteignent
dans mes yeux fatigués
où la lumière meurt doucement.
Elle est venue
Elle est arrivée au matin
Des millions de minuscules flocons
se sont mis à danser dans le ciel
toute la journée
une valse sans fin
entre le vent et la neige
et c’était beau
oh, comme c’était beau.
La neige est venue me dire
dans le silence du matin de Noël
que l’espoir et l’enfance
ne sont pas prêts à mourir.
La neige a bu la lumière
elle n’a rien laissé pour toi
rien, sauf le froid
et la pénombre qu’il reste
quand la lumière s’en va.
Tu t’en feras une maison
de cette obscurité-là
on s’habitue à toi
on s’habitue si bien parfois
qu’on apprend à
déceler la lumière dans le noir
à la voir là où elle est
infime
ou à l’inventer
là où n’est plus
La neige a bu la lumière
elle n’a rien laissé pour toi
alors tu dompteras ton regard
et tu apprendras à faire cela :
imaginer.
(d'après le titre d'un poème de T. Vinau)
La dernière feuille du dernier arbre
est tombé ce matin
sur le trottoir humide
dans la lumière dorée de l’aube
qui mordillait tendrement
le manteau de la nuit
voilà
voilà
l’hiver est arrivé
à nous les chocolats chauds
et les brioches à la cannelle
à l’abri dans nos maisons
à nous les bougies allumées
puisque la nuit tombe
à l’heure du goûter
elle tombe
chaque soir un peu plus tôt
comme une couverture sur nos épaules
à nous les petits matins glacés
où l’on voudrait rester blottis
dans la chaleur des draps
à moi les petits matins glacés
où j’aimerais rester blottie
dans la chaleur de tes bras
à nous les heures silencieuses
assis devant la fenêtre
à attendre la neige
à nous l’odeur des clémentines
et celle du pain d’épices
qui parfume la cuisine
à nous les crêpes du dimanche
qui durent jusqu’au lundi et
me ramènent au temps de l’enfance
à nous le feu dans la cheminée
et les ronronnements du chat
qui rêve sur mes genoux
à nous les tasses de thé brûlant
les pulls en laine trop grands
et les siestes à toutes heures
à nous les ciels blancs
la lumière de décembre
et la forêt merveilleuse
dans son manteau de givre
à nous cette beauté-là
et l’air glacé qui transforme
notre souffle en fumée
à nous les bonhommes de neige
et l’écho de nos rires
qui s’envolent dans le froid
à nous la magie de Noël
et les étoiles qui brillent
dans les yeux des enfants
à nous les étreintes
et les histoires qui
une fois n’est pas coutume
allez, allez
à nous les histoires qui finissent bien.
Ça arrive comme ça
l’air de rien
les mots s’écrivent d’eux-mêmes
sans moi, presque,
les mots s’écrivent à travers moi
avec une facilité qui me déconcerte
moi qui les ai tant cherchés
tant attendus
les mots pour dire enfin.
Je rentre et j'écris
c’est aussi simple que cela
j'écris comme on parle
ou plutôt
comme je n'ai jamais su parler
j'écris les mots coincés
en travers de la gorge
les images imprimées
derrière mes paupières closes
j'écris l’amour
et le chagrin
le cœur qui panique
j'écris les jours
la petite poésie des jours
j'écris pour dire
et pour me souvenir
j'écris comme on respire
comme on se tient debout
au milieu du chaos.
L’homme et le chien
dorment dans la même position
roulés en boule à même le sol
et blottis l’un contre l’autre
pour faire barrage
aux grands froids
aux grandes nuits
et aux grandes solitudes.
J’écris ton nom dans le ciel
pour que le monde entier
se souvienne
de la candeur de ton rire
de la couleur de tes yeux
et de la délicatesse
de chacun de tes gestes
J’écris ton nom entre
deux nuages gorgés de lumière
pour que chacun se rappelle
en forçant son regard
un peu plus haut
de la tendresse de tes mots
de ton cœur ouvert
à tous les vents
et ton corps trop petit
pour autant de bonté.
Je garde pour moi
évidemment
la douceur de ta peau
le goût sucré de tes baisers
tes yeux chiffonnés de sommeil
et les larmes nées
de ton impuissance
devant les désastres
du monde.
J’écris ton nom dans le ciel
pour inscrire quelque part
dans un lieu aussi beau que toi
de minuscules morceaux
une petite mémoire
de cette vie
qui fut la tienne.
Frappe le ciel, écoute le bruit
Entend comme résonne
l’écho dans le vide
C’est qu’il n’y a rien
là-haut
rien ni personne
rien sinon nos rêves
qui n’en finissent pas
de disparaître
dans des prières
silencieuses
que l’on ne sait pas
à qui adresser.
J’aimerais que tu puisses entendre
comment ça résonne
en-dedans
Que tu puisses être témoin
de ce bruit de fracas
qui parfois traverse mon corps
quand tes mots
ne sont pas des mots tendres.
J’aimerais que tu puisses entendre
le bruit que font tes silences
dans mon corps creusé
par l’absence :
un bruit d’instrument usé
fatigué d’être ce qu’il est
usé d’avoir trop joué
et tant donné
sans rien recevoir en retour.
Je n’attends rien
ne te méprends pas
Je donne comme je respire
et je ne saurais pas faire autrement
mais je voudrais que tu entendes
mon cœur qui se fissure
quand tu ne me regardes pas
ou que je te vois, moi
plus heureux avec d’autres
que tu ne l’es jamais avec moi.
J’aimerais que tu comprennes
ce que ça fait d’imaginer
n’être jamais suffisante
que tu puisses ressentir
ce que l’on ressent
quand on croit très fort
que ce que l’on est
n’est pas assez
pour être aimée
vraiment.
Le Trou - Thomas Vinau
Personne ne viendra te sauver
de cette solitude qui est la tienne
Tu la portes au creux de ton ventre
comme on porte la vie
comme on porte la mort
Personne ne pourra te soigner
de ce dont tu penses devoir guérir
pour vivre enfin
et t’amnésier de cet exil
qui fut pour toi un déchirement
Aucune tendresse ne saura recoudre
ce que grandir a abîmé
dans un grand bruit de fracas
et rien ne pourra apaiser
ce que tu ressens
aucune chimie dans tes veines
aucune main sur ton corps
aucun sommeil sans rêve
Aucun souvenir ne pourra te ramener
à ce temps de l’enfance
et personne ne pourra t’apporter
de réponses rassurantes
aux questions insolubles qui te hantent
comme les fantômes hantent les maisons
Personne ne pourra jamais combler
ce vide-là que tu promènes
comme ton ombre
pas même les mots
pas même l’amour
Au fond de toi tu le sais bien
n’est-ce pas,
que rien ne sera jamais suffisant
et que ton besoin de consolation
est impossible
à consoler ?
L’herbe a écrit sur mon dos
dans une langue inconnue
un minuscule poème.
Tu ris de ces traces
que le sommeil a laissé là
sur ma peau
au réveil de
de notre sieste buissonnière
entre les fleurs du jardin,
et tu t’amuses à déchiffrer
de ton regard d’enfant
cet étonnant message
avant qu’il ne s’efface.
A l’intérieur on y trouverait
les visages des garçons
que j’ai aimé.
Ils ne sont pas nombreux
mais des petits morceaux d’eux
sont tatoués là
à l’intérieur
surtout leurs yeux
leurs yeux qui
me regardent encore
et leurs mains dans mon dos
des empreintes comme deux ailes
et leurs voix
où logent leurs voix
dans mon corps ?
Tout est là
jusqu’au jour où
jusqu’au jour où l’oubli
commence son invisible travail de sape
pour lentement les effacer
les effacer comme on défait un ouvrage
maille après maille
trait après trait
tout se dissipe petit à petit
et disparaissent les visages
la couleur de leurs yeux
la chaleur de leurs mains
et le son de leurs voix.
Et après
lorsque leur présence en moi
aura tout à fait disparue
après l’oubli
que restera-t-il
de ces amours-là ?
Quatre minutes et quarante et une secondes
à entendre ton cœur,
mon oreille posée contre ta poitrine,
mes mains autour de ta taille
encerclant ton corps de mes bras
et les tiennes posées sur mon dos,
tes deux paumes comme deux ailes
s’envolant quelquefois
pour caresser mes cheveux défaits.
Nos deux corps immobiles
au milieu du mouvement,
serrés l’un contre l’autre,
nos deux corps imbriqués et mes hoquets
qui en miroir
soulèvent ta poitrine à toi aussi,
mes sanglots que tu accueilles
et la rivière de mes larmes
qui inonde tes vêtements,
nos respirations qui s'accordent
et les nœuds qui se démêlent
lentement
souffle après souffle.
Les mots que tu ne dis pas ou que je n’entends pas
à part mon prénom, quelques fois, très doucement
Fantine
je n’entends que la musique qui nous transporte
nous sommes ici mais nous n’y sommes pas
nous sommes ailleurs.
Quatre minutes et quarante et une secondes
les yeux fermés
un temps hors du temps
une petite éternité
dont je mesure chaque seconde
la tendresse de chaque seconde
et puis soudain
la musique s’éteint
la lumière se rallume dans les yeux que l’on ouvre
nos deux corps se séparent
et voilà
c’est terminé.
Elle a vieilli d’un coup
d’un coup d’un seul
L’ouragan qui un matin d’automne
a traversé son corps
n’a pas fini de l’abîmer
et chaque jour fragilise
ce que je n’aurais jamais pensé
avoir à sauver
Les années comme longtemps retenues
derrière on ne sait quel barrage
qui soudain ont déferlé sur elle
brûlé sa peau
érodé son sourire
et transformé sa voix
Les années comme longtemps retenues
grâce à quel silence
quelles illusions
et quels espoirs
qui se sont effondrés
laissant s’abattre un matin
tout ce temps qui l’ensevelit
qui la recouvre
et dont elle ne peut s’extraire
qu’au prix d’une force qu’elle ne pense pas avoir
Les années comme longtemps suspendues
à mon regard d’enfant
qui nous protégeait
elle et moi
de ce que le temps saccage
J’ai grandi et d’un coup
d’un coup d’un seul
plus rien n’a pu retenir
les années retenues.
Il faudrait pouvoir
rencontrer l’Autre sans mémoire
amnésié de la douleur du passé
des illusions fanées
et des rêves avortés
Il faudrait pouvoir
se délivrer
des anciens amours
qui nous précipitent
irrémédiablement
vers un nouveau chagrin
se libérer
de cette histoire d'amour
qui n’a pas trouvé d’issue
pas d'issue acceptable
pas de fin entendable
et qui se rejoue
encore et encore
comme une mélodie
que l'on ne pourrait pas
chasser de sa mémoire
Il faudrait pouvoir
oublier
les torrents de larmes
les soirs de drames
balayer d’un revers de main
les images obsédantes
et la douleur
qui consume en-dedans
Il faudrait pouvoir
se souvenir seulement
des jours ensoleillés
du désir brûlant
et de la tendresse
Il faudrait pouvoir
ne garder de l’amour
que sa lumière
et se détacher
des souvenirs amers
pour un jour
pouvoir
aimer encore.
Un certain temps déjà que ça grésille
que la lumière perd chaque jour un peu de sa lumière
que petit à petit et sans un bruit,
la flamme dans ton regard s’amenuise.
On ne les a pas vraiment vu s’en aller
les étincelles dans tes yeux qui disparaissent
qui s’en vont dans un courant d’air,
jusqu’à ce soir d’hiver
où sans prévenir
la lumière disparait tout à fait.
Soudain,
littéralement,
dans un bruit d’ampoule qui grille :
tu t’éteins.
C’est la nuit alors
la nuit qui tombe à l’intérieur de toi
qui s’immisce dans tes yeux
et prend possession de ton corps.
Il faudra beaucoup de jours tendres
de rêves et d’espérance
pour chasser l’obscurité et
hisser à nouveau
quelques étoiles
jusque-là.
*
(d'après une idée de Thomas Vinau)
La lumière faire claquer des vitres. Des portes, aussi, parfois. Celles que l’on oublie de refermer derrière soi et qui abritent des pièces qui ne doivent pas rester ouvertes. Ces pièces qui renferment des secrets ou des souvenirs. Les souvenirs se faufilent parfois en vous sans un bruit et s’installent là, quelque part dans la poitrine, pour peu à peu tisser devant vos yeux un voile qui obscurcit votre regard. Ils sont cette douceur à l’arrière-goût amer dont on ne sait pas très bien comment se protéger, ni même s’il le faudrait.
Dans cette maison, la lumière me suit comme une ombre. Elle sait qu’ici la nostalgie me guette, tapie dans un coin de chaque pièce, cachée dans l’obscurité comme un petit animal sauvage et triste. Elle tient la main à mon enfance. Mon enfance qui est ici partout chez elle, puisqu’elle vit encore dans ce lieu que moi, j’ai quitté. La maison et moi, nous nous connaissons par cœur. Je l’ai habitée et elle m’a regardé naître et grandir. J’ai encore sous la peau des petits morceaux d’elle. Alors peut-être serait-il juste d’écrire, finalement, que nous nous sommes habitées l’une l’autre.
La lumière fait claquer les portes. Elle cloisonne. Elle sait que les lieux parlent, et que chaque pièce a beaucoup à dire. Elle veille à ce que celui qui ouvre les portes ne s’aventure pas trop loin. Personne ne sait très bien où les souvenirs peuvent nous mener. A quelle lisière. Nul n’est jamais revenu pour témoigner de ce qu’il a trouvé de l’autre côté. La mélancolie. La folie. L’épiphanie. Personne ne sait. Alors partout, autant qu’elle peut, la lumière fait entendre sa voix. Elle fait claquer portes et fenêtres. Comme une mise en garde. Elle tente de protéger ceux qui, regards tournés vers le passé, menacent de se brûler à vouloir trop voir. Elle a toujours fait cela, dans tous les lieux du monde. Assise tout au bord du temps, les pieds balançant dans le vide, elle veille du notre mémoire.
Chaque pièce de la maison est un petit théâtre. Partout des objets qui racontent une histoire. Des odeurs qui nous projettent dans un temps qui a disparu. Des bruits familiers qui nous rappellent un quotidien qui n’existe plus. Chaque pièce est le vestige d’un passé que notre regard ramène à la vie le temps d’un souvenir. Notre mémoire est comme une bibliothèque dont chaque souvenir serait un livre. Mais qui décide de ce que l’on retient et de ce que l’on oublie ? Et pourquoi oublie-t-on, pour échapper à quoi ? Je me demande parfois : où vont tous ces souvenirs perdus, où logent-t-ils ? Sont-ils là, quelque part dans notre corps, n’attendant qu’une étincelle pour être ramenés à la surface de la conscience, ou sont-ils perdus à tout jamais, disparus, évanouis dans le néant ?
Quelle trace chaque instant laisse-t-il en nous, sous notre peau ?
La lumière fait claquer des vitres. Elle entre et sort à sa guise. Un rendez-vous entre elle et elle. Elle sait ce qu’elle a à faire, quand prévenir et fermer ce qui est resté ouvert. Elle fait claquer : c’est là son langage. Son cri. Ce matin, elle s’engouffre bruyamment par les carreaux sales pour inonder le salon. La poussière danse sous son regard. La lumière vient m’avertir du danger. Elle arrive toujours ainsi, bruyamment, pour se faire remarquer. A l’inverse, elle s’en va toujours sans un bruit. Elle s’éclipse. Ce matin, elle est là pour moi. Je comprends que je m’approche un peu trop près d’on ne sait quelle bordure. Que je cherche trop, et qu’à trop chercher, je pourrais tomber. Glisser dans un passé qui m’effacerait du présent. Elle ne reste qu’une poignée de secondes avant de repartir, froissant à peine l’air et me rendant au silence dans mon corps d’adulte comme dans un vêtement trop grand.
J’ai entendu le cri de la lumière.
Demain, dès l’aube, je quitterai sur la pointe des pieds ce lieu qui m’a élevée.
Je fermerai dans mon dos portes et fenêtres,
emportant dans mes poches quelques souvenirs pour m’en tisser une couverture.
(d'après le titre d'un poème de Thomas Vinau)
La mort a les mains douces
tu me l’as dit ce matin
devant ta tasse de café noir
avec une désinvolture inattendue
et un sourire de petite fille.
La mort à les mains douces
mais ces mains
peu m’importe leur douceur
car je sais que bientôt
elle t’arracheront à moi.
Elles caressent désormais ta peau
comme je l’ai longtemps caressée
et je suis jaloux de la mort
qui prend tant de place dans ta vie.
Elle t’effleure de son souffle
et te frôle de ses doigts
pour que tu n’oublie pas
qu’elle vole là,
tout autour de toi,
qu’elle te suit comme une ombre
à chacun de tes pas.
Nous ne sommes plus tous les deux
nous sommes trois maintenant
la mort est entre nous
comme l’air entre nos corps.
On ne l’a pas invitée
elle s’est installée en toi
sans rien demander à personne.
La mort a cette audace
presque une indécence
de s’inviter où elle veut.
En quelques mois
ton corps est devenu sa maison
et aucun mot, aucun amour, aucune colère
ne peut pas la déloger.
Tu as accepté cette idée,
moi non.
Je me révolte encore silencieusement
mais jamais devant toi
contre cette injustice
cette chose impensable
irréelle
de me dire que ta vie, bientôt, n’existera plus.
que ton sourire aura disparu
que ton corps aura disparu
que ta voix aura disparue
que tes expressions d’enfant auront disparu
que ton odeur de vanille aura disparu
que cette vie que nous construisons ensemble
aura disparu
pour toujours
que je n’aurai plus que le souvenir
pour me consoler de ton absence
et que ça ne suffira pas.
J’étouffe mon cri et mes larmes
dans un oreiller à l’odeur de lessive
je crie à la mort de s’en aller
même si elle ne m’entend pas
et je cours te prendre dans mes bras
JE COURS
parce que tu es encore là.
Je te regarde et je me remplis
de la lumière de chaque seconde
de chaque mot que tu prononces
de chacun de tes baisers
je m’enivre de ton odeur de vanille
tout, je prends tout,
et je souris comme un petit garçon
parce que tu es encore là.
La mort a les mains douces
mais elle n’a pas encore gagné.
(d'après le titre d'un poème de Thomas Vinau)
Lorsque tes yeux sont devenus brillants
et que tes lèvres se sont mises à trembler,
tout autour de toi s’est effondré
comme si le monde était un château de cartes
grand et fragile
et que ton chagrin,
comme un vent trop violent
pouvait le faire s’effondrer sans un bruit.
Les comètes tombent comme des gouttes de pluie
les fleurs fanent avant même d’avoir fleuri
les oiseaux ne savent plus voler
et les heures se prennent pour des secondes
qui ne savent plus dans quel sens aller.
Ce matin ta peine était si grande
que tes larmes ont renversé l’ordre du monde.
(d'après le titre d'un poème de Thomas Vinau)
Nos petites épaules ne suffisent pas à porter tout ça. Il faut dire que c’est très lourd, ce que tu saisis à bras le corps pour le hisser sur ton dos. Même à nous deux, bien ancrés les pieds dans le sol et la respiration lente, nos corps ploient sous la charge. Évidemment que nos petites épaules ne suffisent pas. Comment aurions-nous pu croire le contraire ? La misère du monde, personne ne peut la supporter. Mêmes les plus forts. Surtout les plus forts d’ailleurs. Ce sont eux qui tombent avant les autres. Ce sont eux qui tombent précisément parce que ce sont les seuls à avoir essayer de faire quelque chose. Les autres, ils ferment les yeux. Les forts ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Le courage est ailleurs que là où beaucoup pensent le trouver, il loge quelque part entre la sensibilité et la tendresse. Et nous, on aura essayé. On aura fait ce qu’on a pu. J’aimerais que tu reposes ce que tu tiens dans tes bras et qui pèse beaucoup trop lourd. J’ai besoin de toi moi. Le monde aussi a besoin de toi. On va faire notre part, d’accord ? On va être des petits colibris qui transportent leurs gouttes d’eau à travers la lumière du ciel. On va prendre un morceau de cette chose sombre et désolante et on va en faire quelque chose de beau. Juste un petit bout, mais on va le transformer, ce petit bout-là. Mais d’abord, tu dois accepter que tout ça, là, c’est beaucoup trop lourd pour nous. Parce que si tu poses tout ce que tu tiens dans tes mains sur nos petites épaules, on va y laisser notre peau.
Noir volcan - Cécile Coulon
mardi
Ici ça va. J'ai l'impression que le temps d'avant, celui où il habitait ici, appartient à une autre vie.
mercredi
Ici ça va. Est-ce que les mondes - celui de tous et celui qui m'est propre - pourront, après ça, redevenir ce qu'ils étaient avant ?
jeudi
Ici ça va. Je crois que la fin approche. Avant le début de quoi ?
(droit devant nous, à chaque pas, l'inconnu)
vendredi
Ici ça va. Nos deux corps face à face et mon envie de le prendre dans mes bras.
Heureusement, mes bras ne m'ont pas entendue et sont restés là.
samedi
Ici ça va. Le vent coiffe mes cheveux emmêlés par les nuits trop longues.
dimanche
Ici ça va. Retour de la petite tristesse du dimanche soir. C'est peut-être elle qui vient annoncer que quelque chose est en train de finir. Comme j'ai peur, soudain.
lundi
Ici ça va. Non, ça ne va plus. J'ai l'impression que sous mes pieds le sol s'écroule.
mardi
Ici ça va. Mes yeux, habitués à nager, ne savent plus pleurer. Derrières mes paupières des déserts, une sécheresse qui me brûle, peut-être de trop voir.
mercredi
Ici ça va. Je dois vivre avec cela désormais : l'incertitude et le silence entre eux qui me font trembler.
jeudi
Ici ça va. Mon lit est un abri, une cabane, un bateau à voile.
vendredi
Ici ça va. J'entends les mots qui ne veulent plus sortir de moi rebondir contre les parois de mon corps.
samedi
Ici ça va. A quel moment la vie est-elle devenue douce, habituée, au point d'oublier que nous sommes enfermés ? A quel moment avons-nous, sans même nous en apercevoir, cessé de voir les barreaux de notre cage ?
dimanche
Ici ça va. Je commence à comprendre que la vraie cage, souvent, c'est mon corps.
lundi
Ici ça va. Le goût d'enfance des crêpes et leur parfum de fleur d'oranger me consolent de presque tout.
mardi
Ici ça va. Quatre semaines à vivre autrement, au ralenti, tournée vers le dedans. Aujourd'hui, autant de temps dans notre dos que devant nos yeux. L'un comme l'autre ressemblent à une éternité à peine écourtée.
mercredi
Ici ça va. Même si je m'emmêle un peu en moi-même, que ce matin je me sens décousue.
jeudi
Ici ça va. Dans l'aube, sans relâche étirer mon corps vers le ciel, lui qui ne se hisse plus mais se courbe. L'allonger, jusqu'a ce que les nuages me chatouillent le bout des doigts.
vendredi
Ici ça va. Chaque matin, affiner mon regard pour continuer à voir la poésie dans chaque chose. La lumière toujours m'indique le chemin, qui est parfois escarpé...
samedi
Ici ça va. Malgré l'orage, dehors, dedans. Dans le ciel et dans ma poitrine, ça gronde et ça tremble.
dimanche
Ici ça va. Je cherche à descendre dans l’œil du cyclone, là où au milieu du chaos, tout reste immobile et calme.
lundi
Ici ça va. Il est venu et il est reparti de la même façon : à la manière d'un courant d'air. L'étrangeté désormais de le savoir tout près, mais ailleurs qu'ici.
(d'après une idée de T. Vinau)
Toutes les ombres ne se valent pas. La mienne est trop grande pour mon corps : elle l’écrase. La vie, à mon sujet, ne s’est pas encombrée de la question des proportions. Un minuscule détail qu’elle a oublié. Tout est là, à sa place, mais pas toujours de la bonne taille. Pas toujours respirable, d’ailleurs, d’avoir des poumons miniatures et un cœur qui prend toute la place. J’ai des jambes trop grandes que je ne sais jamais où ranger et des mains trop petites qui ne savent rien retenir. Mon ombre n’a pas la forme de mon corps. C’est une silhouette bancale, inappropriée, exagérément large. L’ombre qui s’allonge sur le trottoir et se brise à l’ange de la rue, je ne la reconnais pas. Qui pourrait dire qu’il s’agit de la mienne ? Lorsque nous étions des enfants, ma sœur a souvent tracé sur le sol le contour de mon ombre à la craie blanche, et lorsque je m’allongeais dedans, la trace engloutissait mon corps. Je me perdais en elle. Je revois mon corps minuscule essayait vainement de remplir l’espace. Mon corps qui n’a jamais été de taille. C’est à cet âge-là que j’ai commencé à fuir le soleil. Les regards posés sur moi, aussi. Je n’ai jamais rien su expliquer de mes silences à ceux qui s’étonnaient, l’été, de la pâleur de ma peau. Regardez son teint diaphane, chuchotaient-ils, on la croirait malade. Et à mes parents de révéler, toujours à voix basse, mon secret : notre fille refuse de se mettre au soleil, elle a peur que son ombre l’efface… Le soir venu, dans la chaleur des draps, je grelottais. Mon ombre, même lorsqu’on ne la voyait pas, me tenait froid. Je vivais un temps inquiet. Je tremblais de froid et de peur, aussi, devant l’obscurité qui occupait tout l’espace de ma chambre et grandissait jusqu’à devenir opaque. Mon corps était secoué de sanglots silencieux devant cette pénombre que je pensais être l’ombre de la nuit. J’étais terrorisée à l’idée qu’elle puisse m’engloutir, et ne jamais me rendre à l’aube. La peur du noir ne m’a jamais quittée. Mon ombre, elle, a grandi avec mon corps. Je la fuis comme je peux. Mais lorsqu’elle m’attrape, elle s’installe. Une noirceur entêtante, dense, étouffante. D’où vient-elle, cette ombre qui s’obstine jusqu’à éteindre mon regard ? Lorsqu’elle surgit, elle ne s’installe pas dans mon dos, non, elle s’installe à l’intérieur de moi. Mon ombre s’immisce, se glisse sans un bruit puis devient celle que je suis. Elle m’assiège. Pendant un temps parfois court, parfois long, elle loge là, dans mon corps, entre deux respirations. Je vis alors dans l’ombre d’une ombre. S’il vous plait, ne posez plus de question sur la blancheur de ma peau. Et si certaines heures dessinent des cernes sous mes yeux, il ne s’agit là que de la trace sombre de l’ombre qui parfois, enfermée au-dedans de moi, se hisse jusqu’au bord des paupières pour attraper un peu de la lumière qui toujours, vient du dessus. Ne cherchez plus pourquoi parfois je suis si sombre : c’est que l’ombre de moi-même est tombée au-dedans de moi.
mardi
Ici ça va. Cette nuit, le sommeil m'a éloigné du rivage et m'a ramené au matin avec le souvenir d'un rêve accroché au bout des cils. Premier rêve confiné.
mercredi
Ici ça va. Quand je vacille un peu, je me rattrape à l'écho de leurs rires pour ne pas tomber.
jeudi
Ici ça va. J'ai sauvé une vie aujourd'hui. Grâce à moi, une toute petite limace a échappée à une mort certaine. Je lui ai rendue sa liberté au milieu d'un parterre de fleurs de toutes les couleurs. Minuscule acte héroïque dans la volonté immense de remettre le monde à l'endroit.
vendredi
Ici ça va. Parfois, quand elle ferme la porte de sa chambre, j'endosse la solitude comme un vêtement trop grand.
samedi
Ici ça va. Sensation aujourd'hui que la vie était redevenue ce qu'elle était avant : un tourbillon.
dimanche
Ici ça va. Le vin aux teintes violines distille dans mes veines un indicible chagrin. L'alcool me rend triste, il réveille des souvenirs qui me brûlent par leur douceur.
lundi
Ici ça va. Mais je pense, à chaque fois que la nuit vient, qu'il faudrait pouvoir capturer les feux de joie lorsqu'ils là, emmagasiner leur chaleur en soi, pour se réchauffer les soirs de grand froid.
(d'après une idée de T. Vinau)
Les pierres sont des fossiles de cris d’oiseaux. Des vestiges silencieux de ce qui ne l’était pas. Nous sommes peu de grandes personnes à savoir cela. Que les pierres sont à la terre ce que les cris d’oiseaux sont au ciel. Celui qui se souvient ne regarde plus les pierres de la même manière. Ni le reste, d’ailleurs. Le regard qu’il pose sur le monde tout entier s’en trouve modifié, agrandi. Ce sont les enfants qui connaissent le mieux ce secret-là. Ils le découvrent, le gardent un temps, puis souvent l’oublient. L’enfant qui lance une pierre fait résonner l’écho d’un cri mort depuis si longtemps. Il fait revivre le fantôme de l’oiseau en même temps que son cri. Mais dans ce geste, l’enfant ne voit pas la mort, il entend le cri. Le cri : intact, vibrant, vivant. L’écho dure longtemps. Comme celui d’un cri longtemps étouffé au fond d’une gorge et enfin libéré. Je pense à nos corps qui savent si mal crier et gardent en eux tellement de mots qui ne seront jamais dits. L’enfant qui fait glisser les galets entre ses doigts orchestre une symphonie. Il tient dans sa petite main une collection de cris de toutes sortes : moineau, mouette, passereau, hirondelle, mésange, coucou, corbeau et colibri. Les galets s’entrechoquent, les voix se parlent et se répondent. La voix joyeuse de l’enfant se mêle à celles des oiseaux et ce bouquet de rires va chatouiller les nuages. Les cris écorchés par un silence trop long se défroissent dans les airs. La petite main lance les cris dans le ciel comme on lancerait des cendres au-dessus de la mer.
Ce sont le regard et la main de l’enfant qui libèrent les cris et sauvent les oiseaux de l’oubli.
Le regard et la main de l’enfant.
Il faudrait nettoyer nos yeux à grandes lapées de lumière. Laver notre regard. Affûter notre ouïe. Changer d’angle.
Les pierres sont comme les étoiles : des témoins d’une lumière ou d’un cri mort depuis longtemps. Une trace. Une trace de souvenir. Ce qu’il reste de ce qui n’est plus. Mais comment deviner, qu’enfermés là. Comment savoir.
La seule fois de ma vie d’adulte où j’ai entendu le cri d’un oiseau disparu, c’était un matin d’hiver. J’ai trouvé le caillou au bord d’un chemin. Il était rond, lisse, de la couleur exacte de ses yeux. Ses yeux qui venaient de me quitter. Un gris couleur d’orage. C’est à cause de sa couleur que mon regard s’est arrêté là, sur le caillou. Il ne pesait pas très lourd dans ma poche. En entendant la voix fluette de l’oiseau, je n’ai pas tout de suite compris que le son venait de là, de la poche de mon manteau. C’était le cri minuscule d’un rouge-gorge éteint depuis très longtemps. Ça n’a duré que quelques secondes. Le silence qui a suivi, en revanche, a duré très longtemps. L’écho du souvenir. Je me suis souvent demandé si je n’avais pas rêvé. J’ai compris beaucoup plus tard pourquoi j’ai entendu le rouge-gorge, ce matin-là : le chagrin avait déconstruit le regard que je posais sur le monde. Autour de moi, plus rien ne tenait. Toutes les larmes versées après son départ avaient lavé mes yeux. C’était la peine immense provoquée par la fin de notre amour qui avait rendu possible l’apparition du miracle. Sur le chemin du retour, j’ai déposé le caillou devant sa porte. Je n’ai jamais su si dans sa main, il a tenu un caillou de la couleur exacte de ses yeux, ou le cri minuscule d’un rouge-gorge éteint depuis très longtemps.
mardi
Ici ça va. Ça va comme un matin chagrin. Je voudrais que l'on me prenne dans les bras.
mercredi
Ici ça va. J'apprends à déchiffrer le langage de mon corps, celui-là même qui ne sait pas crier.
jeudi
Ici ça va. Ces sont les oiseaux qui désormais habitent cette ville désertée par les hommes. Ils occupent le champ libre qui leur est peut-être du, ils font entendre leur voix. J'ai été ce matin la spectatrice de cette incroyable symphonie.
vendredi
Ici ça va. Je sautille d'une chose à une autre, semant ça et là des petits bouts de moi qui volettent dans l'air et que je dois m'appliquer à rassembler le soir venu.
samedi
Ici ça va. Dans l'aube, je converse avec le silence et je cueille la lumière à la petite cuillère.
dimanche
Ici ça va. Il me reste à apprivoiser ce moment où la nuit tombe, littéralement, à l’intérieur de moi.
lundi
Ici ça va. Vingt jours depuis le premier, un temps qui semble avoir duré une éternité.
(Un temps sans durée,
qui s'étirera
peut-être
jusqu'à rompre)
mardi
Ici ça va. Même si le manque ressemble aujourd'hui à la morsure d'un chien sauvage que j'essaie d'apprivoiser.
mercredi
Ici ça va. Le printemps se glisse par les fenêtres ouvertes et sans un bruit, vient caresser la blancheur de ma peau.
jeudi
Ici ça va. Le silence ne me fait plus peur, je découvre même en lui une certaine forme de paix.
vendredi
Ici ça va. L'odeur du papier et de l'encre se mélangent à la lumière.
samedi
Ici ça va. Je mesure l'exacte temporalité du temps. Je m'étonne d'avoir pu vivre si longtemps à contretemps.
dimanche
Ici ça va. Le seul problème, c'est que je suis perméable : le gris du ciel s'est engouffré en-dedans.
lundi
Ici ça va. J'ai cueilli entre les gouttes de pluie quelques flocons de neige et dans ce geste, mon regard a retrouvé quelque chose de l'enfance.
"Ici ça va est une lettre du front. C'est par ces mots que je commencerais une lettre si j'étais loin, que j'allais bien et que je voulais rassurer quelqu'un. C'est par ces mots que je commence la plupart de mes lettres en fait. Du moins depuis quelques années. Ici ça va est l'histoire d'une reconstruction [...]. D'une remise à jour dans le sens d'un retour à la lumière."
Thomas Vinau
mardi
Ici ça va. Une petite nostalgie a choisi mon cœur pour maison, mais quand je ferme les yeux pour écouter le silence du monde, le bruit du dedans aussi se tait et tout doucement, la petite hôte se recroqueville et s'endort, bercée par ce son auquel elle n'est pas habituée.
mercredi
Ici ça va. Je m'installe dans cette vie au ralenti comme on se glisse dans des draps pas encore réchauffés : en fermant les yeux et en tremblant un peu.
jeudi
Ici ça va. Aujourd'hui le temps est passé sur moi sans me traverser, à peine le temps de l'écrire qu'il me fallait déjà me retourner et me résoudre à cette vérité là : je n'y étais pas.
vendredi
Ici ça va. Je lis souvent les mots des autres à voix haute et mon corps à chaque fois se fige : je ne reconnais pas ma propre voix, elle ressemble à celle d'une petite fille.
samedi
Ici ça va. J'écris sur la maison de mon enfance et sur les ailes des mots comme sur les ailes d'un oiseau, je m'envole pour rentrer chez moi.
dimanche
Ici ça va. L'apaisement qui a trouvé un chemin en moi confirme l'idée qui m'habite depuis toujours que ce monde n'est pas fait pour moi, qu'il est toujours trop.
lundi
Ici ça va. Je viens de traverser ma première nuit sans repos. Je me demande qui de la lune ou des étoiles s'est fait de mon sommeil une couverture.
9 Février 2020, 14:15, Valence gare TGV
Il y a dans cette enfant, habillée toute en rose, quelque chose qui attire mon regard, qui l'aimante.
Quelque chose de l'enfance qui s'échappe.
Ses cheveux sont retenus par un serre-tête fleuri et à ses pieds, de très petits souliers noirs vernis avec des très petits talons qui font du bruit quand elle marche. Et elle marche, beaucoup. Elle va et elle vient, elle traverse l'air sans jamais s'arrêter : on dirait qu'elle a peur de tomber. La petite jeune fille ne s'arrête de marcher que pour regarder autour d'elle, l'air soucieux. Dans cet air grave déjà, un visage de grande personne. Parfois elle s'approche des vitres et sort les mains de ses manches, des mains d'enfants qu'elle colle contre le verre pour regarder au-dehors. Que cherche-t-elle ?
Moi je la regarde de loin et je crois voir l'insouciance s'échapper de son corps, s'évaporer. Ce moment où. Ce moment où l'on bascule.
Elle a peut-être dix ans. A en croire ses vêtements, peut-être cinq et à croire son regard, peut-être cent. Elle a cet âge où l'on ne se situe plus vraiment et où l'on est, dans le regard des autres, plus petite mais pas encore grande. Et en soi, où est-on, où est-on dans ce moment où le corps tire vers l'avant et où il s'agit de laisser derrière soi l'enfance? Je l'imagine dans cet entre-deux, ce moment qui n'existe pas tout à fait et où l'on est, d'une certaine manière, nulle part. Elle essaie peut-être, avec cette robe à volants et les fleurs dans ses cheveux, de retenir quelque chose. Elle ne comprendra que bien plus tard, sans réussir à l'accepter tout à fait, que l'on ne retient rien, jamais. Que cette guerre-là est perdue d'avance. Sans doute devine-t-elle déjà qu'il est trop tard, qu'elle a basculé, sans pouvoir encore mesurer ce qu'elle a perdu. Ce vide, là, à l'interieur d'elle, que rien ni personne ne pourra jamais plus combler.
Les enfants savent si bien la fin des choses.
Ce saut, ce grand saut dans le vide est un vertige et parfois un arrachement. Une déchirure.
Elle se tient là, le dos droit et le visage grave, à la lisière de ce qu'elle ne connaît pas encore, et peut-elle imaginer qu'une fois de l'autre côté, le pays qu'elle quitte ne sera plus jamais, pour toujours, qu'un souvenir ?
Juste avant de partir,
à la toute dernière seconde,
elle voit quelque chose que je ne vois pas.
A ce moment précis, son visage retrouve la légèreté de l'enfance. Elle sourit et ses yeux brillent alors, son visage tout entier s'illumine. Dans cette lumière je me dis que l'enfance, finalement, ne se perd peut-être jamais tout à fait, que l'on en garde quelque chose en soi (un minuscule trésor que l'on transporte là, sous la peau). Un émerveillement, une douceur et une joie qui viennent de là. Une étincelle, un petit feu de bois.
Océan mer - Alessandro Baricco
Souveraineté du vide - Christian Bobin
Journal de deuil - Roland Barthes
Nos cheveux blanchiront avec nos yeux - Thomas Vinau
L'absence d'oiseaux d'eau - Emmanuelle Pagano
Extraits des livres Noireclaire, L'épuisement et Une petite robe de fête de Christian Bobin
Il y a eu deux escales, la première à Paris et la seconde à Amsterdam, ces villes connues dont cette fois-ci nous ne verrons rien puisque notre destination se situe bien plus au Nord, il a même dit en souriant, avant de nous laisser sur le parking de l'aéroport : bon voyage dans le grand Nord, les filles.
Là-bas pourtant nous comprendrons vite que nous sommes dans leur Sud à eux, malgré la pluie, malgré le froid, malgré la nuit.
nous sommes pour quatre jours dans le sud du grand Nord.
Il y a eu, lorsque l’avion a atterri, quelques voix qui se sont écriées dans un français chantant aux r roulés Bravo!, et ces deux syllabes sûres d’elles se sont mêlées aux applaudissements timides.
Il y avait cette petite fille aux yeux cernés et aux cheveux très blonds qui avançait droit devant elle, et sa sœur qui appelait quelques mètres derrière : Adèle !
(dans cet avion, j'ai pensé, dans cet avion se côtoient ceux qui partent et ceux qui rentrent)
Il y avait dans l’entrée immense et luxueuse de l’hôtel des lumières par milliers, un sapin décoré et des doigts virtuoses qui
jouaient tour à tour sur le piano verni des mélodies de Noël.
Il y avait au buffet du petit-déjeuner cette autre petite fille, toute aussi blonde, qui virevoltait de table en table pour lancer des heyhey joyeux et sincères, saluant droit dans les yeux chaque inconnu qu’elle croisait.
Il y avait les façades d’immeubles où chaque fenêtre éclairée nous laissait découvrir des abat-jours en forme d’étoiles, des guirlandes, des chandeliers. Je pensais alors : la nuit et le froid dehors, la lumière et la chaleur dedans.
Il y a eu la magie de Liseberg et mon émerveillement devant ce lieu immense de l’enfance, nos quatre yeux écarquillés qui
brillaient devant les lumières extraordinaires et ne sachant plus où regarder, les bonhommes de neige, les chants de Noël et mon corps grelottant et sautillant comme celui de l'enfant que j'étais
redevenue.
Il y a cette merveilleuse et réconfortante coutume suédoise, le fika, toute cette cannelle sur mes doigts, les perles de sucres sur les kanellbulls et nos mains enroulées autour des tasses de chocolats chauds.
Il y a eu ce petit morceau d’océan traversé avec elle, et sur cette île presque déserte la nature époustouflante, marcher sans savoir où nos pas nous menions, la douceur de nous laisser porter, il y a eu nos mots sur la vie, la vie immense et surprenante, douloureuse parfois, les choix que l'on fait et ce à quoi l'on renonce, il y a eu l’heure d’or sur la plage et le coucher du soleil au-dessus de l’eau, nos yeux et nos cœur grands ouverts (et mes pensées sans mots, à me retrouver là).
Il y a eu, lors d’un déjeuner en terrasse dans l’air froid, la petite noisette qui tombe du sommet de mon biscuit et roule au sol, et quelques minutes plus tard un, puis deux, puis trois moineaux qui viennent en faire leur déjeuner. Ils sautillent puis s’envolent avec la noisette comme ils sont venus : sans un bruit.
Il y a eu un matin gelé et les animaux du Grand Nord. La brume sur le parc immense. Mes pensées pour ce petit garçon que je
côtoie et qui parle des rennes avec le même sourire qu'arborent d'autres lorsqu'ils parlent de dieu.
Il n’y a pas eu la neige annoncée, je m’endors pourtant le dernier soir en imaginant qu’à mon réveil tout sera blanc, je
m’endors heureuse, impatiente, et les yeux à peine ouverts je saute du lit et me précipite à la fenêtre pour tirer les rideaux. Le bitume est mouillé mais toujours gris, je soupire et souris,
tant pis, je dis un peu déçue, tant pis ce n'est pas très grave, car je sais désormais que quelque chose de l'impatience heureuse de l'enfance est encore possible.
Il y a nos mots sur le chemin du retour, je lui dis que je me sens triste de partir, que j'ai toujours éprouvé ce chagrin des départs, et toi alors, je questionne, toi aussi ?
Elle demande en réponse : tu as l’impression de laisser des morceaux de toi dans chaque endroit que tu quittes ?
Je hausse les épaules, je ne sais pas, je lui réponds qu’en laissant derrière moi j’ai l’impression de renoncer à quelque chose.
Elle clôture en m’assurant qu’elle est heureuse, elle, d’avoir vécu ces quatre jours ici avec moi. Et qu’elle est heureuse aussi de rentrer.
Et moi je me dis, en silence, que j’ai beaucoup à apprendre d’elle.
La veille de la rentrée des classes.
Celle qui pour chaque écolier revient chaque année, irrémédiablement, avec les premiers jours de Septembre, avec la fin de l’été.
La veille : le dernier jour avant le grand jour.
Les enfants savent si bien la fin des choses.
Les dernières semaines avant la rentrée, un temps suspendu où je ne suis déjà plus ici et pas encore là-bas. A mi-chemin.
La moitié des vacances sonnent leur disparition, voilà, le compte à rebours est lancé, j’ai désormais un goût de gravier dans la bouche et une peur immense incrustée comme un coeur. J’éprouve déjà la fin sans pouvoir encore percevoir que ce sera le début d’autre chose.
Et puis, jour après jour me rapprochant du grand jour, je sens que quelque chose se prépare, que l'avenir est là, tout proche. Je le sens à l’intérieur de mon corps et à cette pensée, un mélange de peur et d’impatience grandit dans mon ventre. Ces jours-là, les heures s’égrainent d’une drôle de manière, à la fois très lentes et pleines d’impatience.
J'attends, je ne sais pas encore vraiment comment ça sera.
Chaque rentrée est inédite.
A chaque fois, le sentiment de me tenir face à une page blanche qu'il ne tient qu'à moi de remplir.
Le champ de tous les possibles.
L'avenir, immense et lumineux. Éblouissant. Vertigineux.
La veille du grand jour n’est que l’attente de celui qui tarde à arriver.
Celui que je désire très fort et que je redoute un peu.
Je suis prête.
J’ai vérifié dix fois, cent fois le contenu du cartable que j’ai choisi avec soin. Je me souviens du temps passé dans les rayons du grand supermarché, de ma main tremblante, guidée par la peur de faire de travers. Ma main suspendue et la pensée terrifiante que si je choisissais mal, on ne m'aimerait pas. Comme si tout se jouait là, dans le choix d’une trousse, d’un cartable et d’un cahier de texte. Comme si ces objets reflétaient l'image de celle que j'étais, ou que j'aurais voulu être. Le cahier de textes est rempli, selon les années, de photos attendrissantes de chatons, de chiots ou de bébés. Les pages du week-end seront bientôt noircies d’encre, de mots d'amies que je me serai faite, finalement, de petits dessins, de paroles de chansons, de listes de projets et de rêves, de premiers mots d'amour.
Sur la trousse aussi, des phrases inscrites au marqueur indélébiles pour me donner de la contenance, de la consistance.
Le cartable deviendra vite plus lourd que moi, il cognera mon dos au rythme de mes pas lorsque je courrai pour rentrer à la maison après la fin de la classe. Plus tard on dira sac à dos ou sac en bandoulière. Le temps des cartables sera révolu. Ce sera peut-être la fin de l’enfance.
Le contenu du cartable, donc : une trousse à l’intérieur de laquelle on trouve un stylo quatre couleurs, une règle, un stylo à plume et
des cartouches d’encre, un criterium et une gomme, quelques surligneurs. Ensuite, des cahiers, des classeurs remplis d’intercalaires et de feuilles de toutes sortes, simples, doubles, petits et
grands carreaux, une pochette de douze ou vingt-quatre crayons de couleurs.
La veille du grand jour, le cartable est déposé sur la chaise de mon bureau avec la tenue du lendemain, pliée sur le dossier.
Sous la chaise, les chaussures.
Cette tenue est choisie depuis longtemps déjà, rangée dans un tiroir, caressée quelquefois pendant les vacances comme un espoir.
C’est la veille du grand jour que la sors enfin, la rentrée des classes est toute proche maintenant, juste à quelques heures, plus qu'une seule nuit avant d'y être enfin, enfin. Je lisse le tissu du plat de la main, il est doux et sens le neuf, car la tenue est souvent neuve, comme on se doit d'être irréprochable lorsque l'on croit commencer une nouvelle vie.
Toutes les affaires du lendemain attendront sagement leur heure sur la chaise : cartable culotte chaussette tenue chaussures élastique et barrettes. Tout est assorti, rien n’est laissé au hasard. Dans ces gestes millimétrés, dans ces choix, c'est mon avenir que je planifie.
J'ai huit ans et il y a déjà tout ce temps que je passe à façonner mon existence plutôt qu'à la vivre.
En rejoignant mon lit, cette veille du grand jour, ma chambre est rangée, ma peau sent le savon
dans un pyjama qui sent la lessive et ma mère a tressé mes cheveux mouillés. Le réveil est réglé, les bols du petit-déjeuner déjà installés sur la table ronde la cuisine, tout est prêt, rangé,
installé, et je dispose alors mon corps à sa place, dans les draps propres, mon corps d’enfant droit comme un I majuscule, les mains bien à plat sur la couverture. Le désir et l'appréhension
grignotent le sommeil, ils font bondir le cœur à l’intérieur de la poitrine, ils tiennent en éveil l’enfant aux yeux grands ouverts vers le ciel.
Je me souviendrai longtemps de la veille de la rentrée des classes, de ce soir-là où la petite fille que j’étais pensait tout bas : tu joues ta vie demain, c’est une chance, une chance immense, essaie d’en faire quelque chose de bien.
Nos cheveux blanchirons avec nos yeux - Thomas Vinau
Les oiseaux, dans l'urgence de leurs bruissements d'ailes, ont annoncé la tempête. Trois hirondelles ont traversé le ciel, elles volaient très bas, très près de moi. Je crois qu’elle fuyait vers le nord.
J’ai pensé à ce titre de livre, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce.
Le vent aussi, haut, dans les feuillages des arbres, nous hurlait de nous mettre à l'abri.
Le ciel s'est obscurci d'un coup. La nuit en plein jour.
Et puis une lumière d'or, surgie d'on ne sait où.
Le premier grondement.
L'éclair qui déchire le ciel.
Les premières gouttes de pluie tombent sur la terre chaude. L'odeur âcre des orages d'été remonte du sol.
En quelques secondes, l’eau se déverse sur les champs, les maisons, les routes.
En sortant mesurer l’étendue des dégâts, je trouve un oiseau mort devant la baie vitrée. Il a dû y voir s’y refléter le ciel.
Je marche dans l’herbe mouillée, il fait nuit, je ne sais pas où je pose mes pieds. La terre humide et fraîche.
Hormis l’oiseau sans vie, tout est a sa place. La maison est habituée aux assauts du ciel. Elle résiste.
Le calme est revenu.
Les grillons se sont remis à chanter.
La nuit, la vraie, peut enfin envelopper le monde et semer du sable sur le visage des enfants.
Demain, je sais que l'aube sera belle.
Je suis émue par des choses minuscules
Le linge qui sèche dans le jardin
Le chant des grillons la nuit venue
Celui des oiseaux au petit matin
Le silence lorsque le soleil est haut
Le vent dans le feuillage des arbres
Les tomates que je cueille au potager
Mon sommeil rythmé par celui de la lune
La nuit à côté de ma sœur avec pour seul toit le ciel
Le vœu formulé en silence en pointant du doigt l’étoile filante
Les formes que je devine dans les nuages
Le ronronnement des chats se faufilant entre mes jambes.
Il y a eu ce vent de souvenirs et de poussière dès que j’ai poussé la porte,
L'odeur de la maison,
L’horloge qui tourne à l’envers et semble remonter le temps,
Et le temps, justement, qui ici s’écoule si lentement.
Il y a la solitude immense, éblouissante, et le silence à ras-bord.
Il y a des sensations qui me reviennent, des souvenirs,
Dans des gestes insignifiants
Prendre mon petit-déjeuner sur la terrasse, à l'ombre du noisetier
Aller chercher le courrier au bout du chemin
Cueillir un bouquet de lavande
Glisser un carré de sucre dans la tasse de café de ma mère
Me doucher dans la salle de bain aux carreaux d’émail verts, et l'immense baignoire dans laquelle nous avons pris tant de bains
Fermer les volets de la grande maison
M'endormir devant la télévision et me réveiller allongée sur la canapé
Voir ma sœur repartir le dimanche soir venu.
Il y a des goûts, des odeurs, des sons, qui ressurgissent de si loin
Le goût des céréales de mon enfance
L'odeur de fleur d'oranger de mes poupons
Le pain grillé
Le café au lait et les tartines beurrées
L’odeur des sous-bois, de la mousse, des feuilles mortes
La très légère odeur de chlore de la piscine et le bruit de la cascade
Le parfum de l'herbe fraichement coupée
Les craquements du bois de l'escalier
Le bruit des tiroirs de la cuisine qui s'ouvrent et se referment.
Je suis ici chez moi.
Dans cette maison.
A mes pieds, mon enfance brille comme une luciole une nuit d'été.
Je soupire quelquefois que c’est très compliqué d’être moi.
Que je suis fatiguée d’être celle-là.
Je ne sais pas s’il serait plus facile d’être une autre.
Je ne saurais pas faire, de toutes manières.
Dans la rue, là
marche devant moi un jeune homme.
À l'arrière de ses bras
sont tatoué deux dessins :
à gauche un chapeau
à droite un serpent boa digérant un éléphant.
Vous comprendrez, n'est-ce pas,
que les grandes personnes auront besoin du dessin n°2
pour comprendre que le dessin n°1 n'est en réalité pas un chapeau
et que les autres
les rêveurs
les enfants
verront dans le dessin n°1
un serpent boa digérant un éléphant
(le dessin n°2, à vocation purement explicative, est alors inutile).
En passant devant lui
je réalise que le jeune homme n'est plus si jeune
finalement
que son visage est vallonné des premiers sillons de l'âge
et que malgré les dessins du petit prince sous sa peau
le temps ne l'a pas épargné.
Je me demande alors
si lui aussi il repense parfois à sa chambre d'enfant
sans bien comprendre ce qu’il y a laissé
puis je me demande, aussi,
sous cette encre, là
qu'est-ce qui loge
quelle nostalgie
quels rêves avortés
quels regrets qui le hantent
quel enfant qu'il ne veut pas oublier ?
C’est dimanche, l’air est doux et le ciel gris, les enfants assis aux terrasses des cafés attendent en sirotant leur grenadine que les rayons de soleil percent les nuages.
Je marche sans savoir vraiment ce que je cherche.
Sur la plus grande place de la ville, l’odeur de la barbe à papa. Je me revois, un soir, je cours dans l’herbe près de la salle des fêtes du village avec ma sœur. Nous partageons une barbe à papa, elle est rose. Je ris, je crois que je suis heureuse. J’ai sept ans.
Sur cette même place, quelques mètres plus loin, le parfum des glycines en fleur. Les fleurs de cerisier fanées qui tombent de ciel comme des flocons de neige. C’est comme si je marchais dans le jardin de la maison de mon enfance.
Je me tiens devant la porte close. Elle est bleu pâle.
Lorsque j’ai besoin d’être consolée je viens ici, dans ce musée, devant cette porte.
J’aime bien prononcer son nom : Boltanski. Je l'articule. Les consonnes font râper la langue contre le palais. Je suis trop petite pour bien voir l’intérieur de la pièce par le fenestron, je
me hisse sur la pointe des pieds. Le tout petit espace ressemble à placard à balais. Il rassemble des objets ayant appartenu à C.B., dépositaires de souvenirs
vécus ou inventés. De nombreuses photographies sont accrochées au mur. Quelques objets, dans une vitrine. Du plafond pend une ampoule nue.
Lui qui longtemps a dit avoir oublié son enfance, et qui fit de cet oubli la matière du travail à venir.
L'enfance, la mémoire, les souvenirs, l'identité. Lui qui reconstitue.
Peut-être qu'un jour, j'écrirais sur ce qui me lie à lui.
Sur le chemin du retour, des effluves de lilas. J’ai envie de pleurer. Je questionne ma sœur, par téléphones interposés, qui
m’assure que nous avions un lilas magnifique dans le jardin de la maison. Tu es sûre ? je demande. Elle insiste, mais oui, près de la balançoire. Je n’ai aucune image de ce lilas, mon corps ne se
souvient que de son odeur. En raccrochant le téléphone, je pleure.
Ma mémoire est un inventaire de parfums qui me bouleversent.
Si les souvenirs me font parfois défaut, la mémoire du corps, elle, reste.
J’entends tomber la pluie par la fenêtre de ma chambre restée ouverte.
J’ai allumé la bougie qui exhale son parfum.
J’attends, le corps recroquevillé, que mon cœur se calme.
Comme j'aimerais retrouver mon enfance. Avoir une mémoire qui ne soit pas fragmentée.
Comme j'aimerais savoir qui je suis.
J'ai honte d'être si jeune et de me souvenir si peu de ma propre vie.
Tu te sens emportée par le grand vent.
Dispersée.
C'est comme si des morceaux de toi volaient autour de ton corps sans pouvoir se rassembler. Ce ballet là dure depuis des mois, un très grand nombre de jours que tu ne comptes plus. Tu ne sais même plus exactement où ni quand, le commencement. Tu sembles là sans y être vraiment, absente à ce point de ta propre vie que tu as quelquefois peur d'oublier ton nom. De te réveiller un matin amnésique, ou folle, te prenant pour une personne que tu n'es pas ou n'étant plus personne. Ton prénom, tu le chuchotes, tu le répètes pour toi-même, pour repousser l'oubli. Ton prénom, tu le respires, pour t'ancrer dans une réalité que tu as l'impression de ne plus habiter. Puisque tu te tiens au bord de ta vie comme on se tient au bord d'un abîme. Au milieu de cette absence ton corps contrebalance. Il rétablit l'équilibre. Cloué au sol et droit comme un i majuscule. Ancré, lui, dans le présent jusqu'à la douleur. Puisqu'il n'y a que par lui que tu es certaine d'exister encore. C'est comme la corde d'un arc, très tendue. Les muscles noués et les doigts crispés. Le corps fléchi, prêt à se battre.
Et dans ce moment là tu oublies,
dans ce très long moment qui n'en finit pas de durer,
tu oublies que tous ces morceaux de toi,
ne sont que les différentes pièces d'une même maison.
La tristesse des nuages m’alanguit. Qu’est-ce qu’il s’est passé dans le ciel pour que ?
Le soleil a disparu. D’un coup d’un seul, voilà.
Depuis quand, ce temps de fin du monde ? Et jusqu’où ?
Il pleut sans discontinuer depuis un temps qui ressemble à une éternité.
Même le jour a les pieds mouillés.
Les flaques d’eau traversent la peau.
L’humidité se loge jusque dans les os. C’est pire que d’habiter dans une piscine. Peut-être qu’un beau jour, le corps se sera habitué. En attendant, les articulations craquent et le mouvement est
ralenti.
Je me demande quand est-ce que le ciel aura fini de pleurer.
Les yeux se sont habitués à l’obscurité qui ne disparait jamais tout à fait.
A la nuit en plein jour.
Puisque même au milieu de la journée, on doit se contenter de la lumière des éclairages publics.
Le soleil a laissé derrière lui un noir abyssal.
On fait avec.
Les jours meurent dans une étrange ressemblance pour qui ne compte pas les heures qui s’écoulent.
La vie ces derniers temps ressemble à une nuit sans fin.
Une seule nuit, qui s’étire jusqu’à un point de rupture encore inconnu.
J’attends le bruit de fracas. Il ne vient pas. La nuit dure encore et encore.
J’ai parfois peur qu’elle dure toujours.
Je ne fais rien d’autre qu’attendre.
Mais je ne peux pas accuser le ciel. Je pourrais décider de.
De rallumer quelques lumières ?
Mais non. C’est au-dessus de mes forces.
Mes yeux flottent entre le gris du ciel et le gris du bitume. Tout ce gris.
Je ne vois rien. Dans mes yeux aussi maintenant loge le brouillard.
Je m’oblige à ne penser à rien. A rester immobile. A prendre conscience de tout ce temps qui s’évanouit.
Je recueille du vent entre mes mains et je regarde les oiseaux qui cherchent un abri. Eux aussi ont peur. Je le sens.
Je voudrais que cette pluie battante ne soit plus qu’un souvenir.
Il faudrait pouvoir oublier.
Je me réveille et m’endors avec l’odeur de la terre mouillé incrustée à l’intérieur de mon corps.
Pourquoi cette impression de me tenir pieds nus au bord du néant ?
Toutes ces images noires, dans ma tête.
J’ai oublié le merveilleux éblouissement de la lumière.
J’aime bien ces derniers matins le brouillard qui recouvre la ville,
léger voile gris qui enveloppe les rues, les trottoirs et les gens.
Je suis presque heureuse que l’hiver soit là.
On le devine partout, dans la ville, au ciel blanc et au froid qui le caractérisent.
J’aime bien ces derniers matins que le rythme du monde semble ralenti.
J’aime bien, à cause du brouillard, ne pas distinguer le bout du chemin.
J’aime que ce brouillard dépose sur mes gants et mon manteau de laine de minuscules gouttes qui ressemblent à des petits flocons de neige.
J’aime bien la nuit noire de l’aube, les réverbères qui s’éteignent en même temps que je pars.
J’aime me laisser distraire par les illuminations de noël qui dessinent les bordures des routes.
J’aime bien, surtout, faire semblant que le reste n’existe pas.
J’aime que la nuit et le brouillard rendent la vie moins réelle, suspendent le temps et de fait, dissipent un peu l’angoisse qui sans cesse fabrique des nœuds dans mon ventre.
J’aime oublier,
et puis me souvenir que rien de ce qui se joue, ni ces derniers matins ni ceux à venir, ne me tuera.
Alors que je le borde, remontant sa couette constellée d’étoiles jusqu’à son menton,
il demande, de sa voix frêle d’enfant de quatre ans :
Est-ce que tu peux rester un petit peu à côté de moi ?
Et après une respiration il ajoute, d’un seul tenant,
Mais un peu longtemps quand même, tu comptes jusqu’à l’infini et puis après c’est bon, d’accord ?
Ses yeux plantés dans les miens attendent une réponse, il espère sans doute des mots qui vont le rassurer, parce que je la sens, sa peur, on pourrait presque en dessiner les contours à la lueur
de la veilleuse.
Je suis là, et je reste à côté de toi jusqu’à ce que tu t’endormes.
Je lui souris.
Est-ce que ça te va ?
Il hoche la tête en m'offrant un sourire, son petit corps se relâche, je crois que j'ai réussi, il semble apaisé maintenant. Il ferme ses paupières et accepte de s'abandonner, la peur s'est
éloignée. Je trouve une petite place où m’asseoir entre les peluches qui peuplent son lit et j’écoute sa respiration, lente et régulière. Je calque la mienne sur la sienne et j'entends les
battements de mon cœur qui semblent résonner dans mon corps, dans la chambre, dans la maison et plus loin encore. Il suffit de trois minuscules minutes avant que le sommeil ne l’emporte, et que
précautionneusement je m’éclipse, sur la pointe des pieds, continuant à veiller sur sa nuit du bas des escaliers.
Venez, c'est par ici...
Cette odeur, c'est un souvenir rejailli de je ne sais où, de quelle mémoire, de quelle enfance. On croit parfois tout perdre, que tout glisse entre nos mains pourtant serrées jusqu'à la douleur, et puis on réalise un jour que tout est là, finalement, ancré quelque part, dans le corps, sous la peau, et que la mémoire n'est pas qu'une voleuse de souvenirs. C'est un parfum familier, c'est doux et ça tient chaud, ça réconforte comme les bras d'une maman. Cette odeur est une consolation, elle chasse la peur, elle ressemble à une berceuse que l'on chantonnerait à un tout petit enfant qui pleure. Elle m'étreint, elle m'enveloppe, elle m'apaise. Elle fait battre mon cœur plus lentement.
Ce parfum, il est l'incarnation olfactive de la douceur et de la tristesse d'un amour
perdu.
Ce matin, à l’aube.
Il est si tôt que la ville est encore plongée dans le noir, la nuit et le silence recouvrent tout.
Elle a la voix de cette chanteuse que j’aime tant, un peu rauque, à cause peut-être de la cigarette qu’elle fume, déjà, là, alors qu’il ne fait pas encore jour. Elle est avec son petit garçon,
cinq ou six ans à peine, qui attend le bus avec un peu plus d’impatience et d’enthousiasme que nous. Il le guette. Pendant ce temps il parle, il dit qu’il n’a pas sommeil, il raconte les choses
qu’il voit et qu’il entend, le chant d’un coq au loin, une voiture qui passe, le panneau d’affichage qu’il essaie de lire. Il raconte des anecdotes aussi, il a déjà le sens du souvenir.
On monte dans le bus ensemble. Ils sont assis côte à côte et le petit pose la main sur la cuisse de sa mère, il a les yeux qui brillent, je vous assure il s’émerveille, d’être là, dans ce bus qui
nous amène jusqu’à l’aéroport, il sourit béatement, un sourire d’ange, il ne parle plus maintenant, il a les yeux grands ouverts et il regarde tout autour de lui. Sa mère lui demande s’il est
content, il fait oui de la tête sans lâcher du regard tout ce qu’il découvre, comme s’il s’agissait là d’un spectacle unique et grandiose, il dévore le monde des yeux et je le regarde faire, sa
fascination devant tout ce que nous ne voyons plus. L’enchantement du monde à travers ses yeux d’enfant. Je devine qu'ils partent en vacances, juste lui et elle d'abord dans l'avion puis ils
rejoignent d'autres gens, de la famille ou des amis. Je les écoute et je les regarde mais mes yeux sont tournés au-dedans, je me souviens des départs en vacances de la petite fille que j'étais,
de l'aventure, des papillons dans le ventre et de l'excitation qui m'empêchait de me rendormir. Le bonheur à l'état pur.
Je me suis demandé quelquefois si les enfants d’aujourd’hui possédaient les mêmes capacités d’émerveillement que les enfants d’hier, s’ils pouvaient encore ressentir ce sentiment si fort de
bonheur, malgré le monde, malgré la vie qui a changée, je me demandais et maintenant j’en ai la certitude : le merveilleux de l’enfance résiste à la barrière du temps et traverse intact les
époques.
Je peux imaginer avec exactitude la photographie.
C’est l’un des moments de la journée que je préfère, entre la fin du jour et le début de la nuit, cet entre-deux, même si à cet instant précis nous sommes, je
crois, un tout petit peu plus proche du jour encore que de la nuit à venir. Le ciel est rose, puis bleu, je ne sais plus vraiment, tout est si changeant à cette heure-là et le ciel, le ciel
surtout, n’en finit pas de nous étonner. On le présume, on le présage, dans quelques minutes seulement la nuit aura gagné et le jour se sera effacé, si rapidement qu’on en sera
surpris.
Nous sommes allongés dans l’herbe, côte à côte,
il porte un bermuda bleu marine et un T-shirt bleu marine aussi sur lequel sont dessinés des palmiers.
C'est le premier jour de l’été.
Il a les yeux fermés, il écoute la musique (mais peut-être aussi qu’il pense, à qui, à quoi ?)
Moi, je ne fais que le regarder et cela m’apaise.
Le monde, autour, ne m’atteint pas.
On les a regardés pourtant, tous ces gens, et on a ri devant ces autres qui parfois nous semblent si différents. Devant ce monde auquel nous ne nous sentons
appartenir qu’à moitié.
Mais pendant ce moment que je vous raconte – une minute, tout au plus- il n’y a, d’une certaine manière, que lui et moi.
Nous sommes donc allongés dans l’herbe, côte à côte,
son visage tourné vers le ciel et le mien vers le sien.
Parce que la lumière est douce et que je le trouve beau et paisible, j’ai très envie de le photographier.
Je m’assois, je tends ma main vers mon sac et je me ravise, mon bras se replace le long de mon corps en une fraction de seconde, presque malgré moi
(et c’est de peur ici qu’il s’agit)
Je bois et une gorgée et je me rallonge.
Ses yeux sont toujours fermés, mon regard alterne entre le ciel et son visage et soudain,
je revois encore ce moment avec une extrême précision,
il se tourne vers moi, ouvre les yeux et me sourit.
Et c’est un moment si beau que le temps s’arrête.
Je vois exactement la photographie :
au premier plan les brins d’herbes,
au second plan son visage, ses yeux brillants rivés sur moi et son sourire,
à l’arrière-plan les gens, les autres (et peut-être, plus loin encore, le ciel d’été).
La lumière serait douce, à l'image du moment.
Mais cette photographie n’existe pas.
Je ne l’ai pas photographié.
J’ai souri à mon tour et nous nous sommes embrassés.
"Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai." [1]
[1] Jean-Luc Lagarce - Juste la fin du monde
Tu répertories ta vie. Tu immortalises absolument tout et surtout ce qui pour les autres
n’a pas d’importance. Tu photographies chaque moment, les paysages, les visages, les marques du temps sur ta peau, des inconnus dans les gares. Tu enregistres les voix, les silences, les
musiques. Tu te dis qu’il faut que tu te souviennes des gestes et des expressions si propres à chacun, des parfums, des sensations. Tu notes les choses à faire, les mots lus entendus ou
prononcés, les idées qui te traversent, des bouts de phrases qui tournent dans ta tête jusqu’à ce que tu les couches sur le papier, tu notes les faits chronologiquement, les dates et les
ressentis. Tu répertories les lieux visités et les trajets effectués, les livres lus et les films vus, les prénoms de tous ceux qui ont croisés ton chemin et des quelques-uns qui ont touché à ton
corps. Tu ne laisses rien disparaître. Même les absences tu ne veux pas les perdre. Parfois tu fermes les yeux et du bout des doigts tu ancres son visage dans ta mémoire. Juste au cas où. Tu as
peur d’un jour ne plus te rappeler de la texture et de l’odeur de sa peau. Tu voudrais te souvenir de tout. L’oubli t’obsède. Comme si seule la mémoire faisait exister ce que tu vis. Comme si ce
que tu oubliais n’avait jamais eu lieu. Tu t’assures que toutes ces choses ont vraiment existé. Ta mémoire correspond au réel, et tu imagines que tout le reste est précipité dans le néant. Tu
notes, tu photographies, tu enregistres, tu répertories, compulsivement, et c’est la peur qui guide tes gestes. Tu notes tout de ta propre vie mais rien des événements qui agitent le reste du
monde. Pour toi, seul l’intime compte. Tu répertories pour tenir ta vie serrée entre tes mains et ne pas la laisser s’échapper. Tu existes par procuration. Tu ne vis pas l’instant, tu es trop
occupée à te fabriquer des souvenirs. Le temps efface tout, tu le sais bien, mais tu retardes de toutes tes forces l’inévitable : un jour toutes ces images des gens que tu as aimé et des heures
que tu as vécu disparaîtront de ta mémoire. Et de toi, et de ta vie, que restera-il ?
Tu te demandes : où vont mes souvenirs si je ne m’en souviens pas ?
Parfois j'écris des choses.
Et quand je les relis, beaucoup plus tard,
je n'ai pas l'impression que ces mots-là sont de moi.
Au réveil il restait une trace du rêve.
Une trace de toi.
Elle m’a suivie toute la journée.
Elle me collait au corps.
Toute cette journée j’ai eu l’impression que tu me tenais la main.
Et puis la trace s’est effacée, petit à petit, jusqu’à ne plus exister du tout.
Je n’y avais pas pensé.
Je n’avais pas anticipée.
Je n’étais pas préparée à ça.
A me retrouver seule à nouveau (comme on l’est toujours, n’est-ce pas ?).
C’était doux de te sentir avec moi. Cœur contre cœur. Comme avant.
Même pour une minuscule journée.
C’était doux de te retrouver.
Ce soir je fermerai les yeux très fort.
J’invoquerai les images de toi.
Pour que demain matin, la vie nous accorde un sursis.
Juste une journée de plus.
Pour ne rien perdre de notre histoire.
Pour me souvenir
(ce sentiment insoutenable que chaque jour qui passe me vole des instants vécus)
Et puis, égoïstement je crois, pour étouffer ma solitude.
Au réveil il restait une trace du rêve.
Une trace de toi.
Et le soir en disparaissant
elle a laissé sa place,
une place immense,
à cette réalité-là :
Je ne suis pas guérie de notre amour.
(l’est-on vraiment un jour ?)
l’Océan. Le grand bleu. Bleu. Bleu comme ses yeux les jours de pluie, comme mes cahiers d’écolière, comme le soldat rose après
avoir été enfermé dans une machine à laver avec des blue jeans. Bleu comme le ciel, immense infini éblouissant, bleu comme mes baskets qui me font des pieds tout petits petits. Bleu nuit comme
celle qui règne en maître, bleu azur comme espoir pour les vacanciers et bleu cyan lorsque je repense à la petite fille qui se prénommait Cyane. Bleu, longtemps la préférée de ma sœur lorsqu’elle
était encore une enfant, bleu, bleu, bleu, bleu comme la couverture de ma chambre là-bas, d’un côté bleu polaire et de l’autre jaune aux motifs floraux des années 70. Bleu comme la
piscine, l’eau translucide de mes étés de petite fille, bleu comme la peau des schtroumpfs et bleu partout sur le corps des enfants qui s’enduisent de peinture pailletée. Bleu comme mes lèvres
lorsque qu’il fait froid, et comme ses doigts aussi dans lesquels le sang ne circule pas. Bleu l’océan et bleue la mer, bleu le ciel, bleu l’Océan-mer et bleue la Terre qui nous abrite. Bleu-vert
l’écume des jours, bleu-gris les papillons tout autour de la maison, bleue la lavande qui sent si bon dans le jardin. Bleue la peur immense logée au creux du ventre, bleue l’encre utilisée sur
mes feuilles à carreaux et rangées soigneusement, jour après jours, dans des classeurs de couleurs. Bleu indigo, la septième couleur de l’arc-en-ciel. Bleu couleur primaire. Bleu couleur fuyante,
dit-on. Bleu comme les marques sur mon corps et celles sur mon cœur, les bleus au cœur, exactement, les bleus à l'âme qu'on ne voit pas. Bleus aussi les mots d’amour que l’on se chuchote
dans le noir comme une promesse de lendemain.
Bleue comme la mésange qui s'envole et que l'on ne reverra plus.
Bleu rayé de blanc, comme mes marinières et les draps qui nous recouvraient l’un et l’autre, serrés, protégés.
Bleue la lumière qui inonde ma chambre à l’aube, bleue la vie recouverte par le temps qui passe.
Le bleu qui se décline infiniment, encore et encore, comme la vie qui n'en finit jamais.
03/02/2017, 14 :00, gare de Morges (Suisse), voie 2
Quatre minutes.
Minuscules.
Clic clac, il est dans la boîte.
Une deux trois quatre fois.
Demain nous serons le quatre février. Cela fera sept ans.
Il y a sept ans il neigeait.
Ciel blanc.
Aujourd’hui, le soleil lui caresse le visage et cela me réconforte un peu.
Il pianote comme un pianiste sur son instrument, à corps perdu, coupé du reste du monde.
Il ne me voit pas. Je suis invisible.
Je garde en mémoire son visage, les mots viendront au bord du sommeil. Digression à l’habitude.
Il est beau, voyez-vous.
Clic clac, dans la boîte.
Quatre fois.
Je n’arrive pas à écrire. Demain nous serons le quatre février et je n’arrive pas à écrire.
En quatre pas aussi, exactement, il me laissera là.
Mon regard reste fixé sur sa silhouette disparue.
Le quai est vide désormais.
Tu l’as couvé comme un enfant tout juste né, ton chagrin. Enveloppé de tes
grands bras jusqu’à n’avoir plus d’air pour toi, bercé des nuits entières d’insomnie où le sommeil se refusait à toi car tu le repoussais du bout des cils. Tu lui as chuchoté des poèmes les soirs
de tempête pour qu’il se calme et reste bien en place, là, tout près du cœur, là où ça bat le plus fort dans ta poitrine. Vous vous êtes apprivoisés tous les deux, et vous l’avez si bien fait que
vous en êtes venus à vous aimer, toi qui le premier jour voulait tellement le déloger. Tu disais : je n’ai plus d’air, et tu parlais de lui évidemment qui s’appropriait tout ton oxygène. Il
était cet étranger dans ton corps qui progressivement, insensiblement, s’est approprié ta peau. Tu n’as émis aucune résistance et vous vous êtes fondus l’un dans l’autre jusqu’à n’être
plus qu’un.
Tu lui as laissé de la place, presque toute à vrai dire, tu aurais tout donné pour qu’il reste encore un peu. Tu l’as retenu le plus fort possible, tu l’as supplié
de rester, ton grand chagrin devenu tout petit, tu l’as supplié de rester parce que le laissait partir c’était accepter de céder votre histoire au passé et que tu ne pouvais t’y
résoudre.
En Décembre, le mois le plus magique de l’année, qui m’a semblé durer une éternité,
les petites surprises jour après jour, les idées recettes d’Anne-Sophie, les nouvelles lunettes, les marchés de Noël et le bracelet coup de cœur, la migraine, la crémaillère de L., Ibrahim Maalouf, l’enquête sur Anton
Tchekhov, le rôle de l’Enfant dans Noce de Jean-Luc Lagarce et les pleurs sur scène, le thé à la madeleine sous le plaid, les confidences un dimanche soir autour d’un verre, les
snickerdoodle, la première carte de ma sœur à cette adresse-là, l’angoisse du vide, l’angoisse du manque, choisir et emballer avec soin les cadeaux de noël, les cheveux qui arrivent enfin
aux épaules, ce chat dans la rue tout près d’ici et les quelques minutes passées ensemble, l’odeur des mandarines, la pâtisserie durant une après-midi toute entière, les sablés à la cannelle, le
joli bouquet d’hiver de chez Herbes Fauves, la première soirée de Noël, eux dans mon appartement et leurs rires, eternal sunshine of the spotless mind, le test de personnalité, les
épisodes de Sherlock, la joie de rentrer dans ma famille pour cette période que j’aime tant, la nuit dans le bus, les lèvres gercées, la lutte acharnée contre le renard, les cachets pour
dormir, le cadeau attentionné de mon amie M., le jeu de société à six une fin d’après-midi de ciel gris, Titanic, la tête en l’air, le froid et le brouillard, la petite photo de mes
anciennes collègues pour me souhaiter de bonnes fêtes, les légumes oubliés, les chants de Noël, la soirée de fête à la lueur des bougie, ma famille toute entière réunie et la montagnes de
paquets, le ciel étoilé, les vidéos d’enfance, un petit renard autour du poignet et une jolie rose autour de mon cou, V. qui doute et le voile devant mes yeux, le réveillon tous les trois, la
première nuit dans ma maison de petite fille depuis tant d’années et la surprise de m’y sentir bien, le petit-déjeuner au coin du feu, La belle et le clochard emmitouflée sous la couette,
les moments partagés, l'album de Jain en boucle, le retour en bus qui m'a semblé interminable, le blues du retour et le silence.
Que 2017 soit un rire, une caresse, un ciel étoilé.
19/12/2016, 15:23, gare de Grenoble, salle de repos
Elle me fait penser à mon amie Mélanie. Mon attention s’attarde sur elle malgré moi, elle sent sans doute ce regard insistant car elle lève la tête et me fixe. Elle ne sourit pas. Des cheveux noirs et lisses lui encadrent le visage. Elle porte un manteau gris et une écharpe imprimée noire et blanche, rien de coloré, rien d’extravagant, sauf la couverture rouge du livre qu’elle tient entre ses mains et dont je ne parviens pas à discerner le titre. Elle a parsemé entre les pages des petits post-its jaune poussin. Je remarque son sac à main rouge bordeaux. Elle range soudainement son livre dedans en regardant le tableau d’affichage. Se lève. S’apprête à partir. Puis se rassoit, reprend son livre et sa lecture. Le train est annoncé avec vingt-cinq minutes de retard. Devant elle, une très grosse valise grise et un sac en papier Nature et découvertes. C’est bientôt Noël, je me dis. A l’intérieur de ce sac il y a peut-être un cadeau ou peut-être pas, peut-être juste un cadeau à elle-même, ou peut-être tout autre chose. Elle lève les yeux au ciel à plusieurs reprises puis reprend sa lecture. Je trouve qu'elle a un air triste. Je ne peux pas dire si elle l’est vraiment, ou si c’est la contrariété du retard qui assombrit son visage, ou bien encore s’il s’agit là du prisme au travers duquel je la regarde. Tout en elle est entre le noir et le blanc. J’aimerais la voir sourire. J’arrive enfin à lire le titre inscrit sur la couverture rouge : Préfécture Pénale. Je me lève. J’aimerais m’approcher pour lui chuchoter un Joyeux Noël mais je n’ose pas. Je n’ose pas, non, je me lève et je pars.
En Novembre,
mon premier mois dans ce grand appartement, les mots de B. sur la vie et l’amour un soir tard sur un trottoir et cette phrase qui s’inscrit en moi : « la
vie est une lutte », Réparer les vivants, le ciel et la ville lavés par la pluie, le sentiment de n’être pas suffisante, B. sur scène, défaire les cartons et découvrir toutes ces
choses qui me font penser à toi, le grand ménage, les podcasts Remède à la mélancolie sur France inter, le bain brûlant en écoutant Yann Tiersen, relire Le
Petit Prince un jour de pluie avec une tasse de thé au jasmin, la fabrication du calendrier de l’avent, le désespoir qui s’empare de moi, les nuits sans fin, mes chaussettes renards pour
éloigner le mien, Colonia, l’odeur du shampoing pour bébé dans mes cheveux, penser à trois moments de gratitude de ma journée pour m’endormir, la préparation des premiers cadeaux de Noël,
la voix enveloppante de Mme M., la vidéo de
Solange sur le cœur qui se brise et se recolle avec le temps et les larmes, la découverte de R. Gary, l’odeur des livres dans la grande librairie, chantonner Ne me quitte pas partout où je
vais, ce tout petit livre qui me bouleverse rien que part son titre : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, les cocktails, le dégoût, les mails qui s’envolent de
l’autre côté de l’océan indien, l’après-midi à chasser les démons en écoutant Tracy Chapman, Mal de pierres et la superbe interprétation de Marion Cotillard, le cours de théâtre sur
la mémoire, le vol au-dessus de la France et le magnifique lever de soleil vu d’en haut, la surprise du calendrier de l’avent confectionné avec amour par ma grande sœur, V. qui me
parle et l’espoir et les doutes qui reviennent et prennent toute la place, les premiers téléfilms de Noël, les chansons de Leïla Huissoud, l’hiver qui s’installe avec trois petites semaines d’avance, le reportage rendez-vous en terre inconnue qui me redonne confiance en l'être humain, le coucher de soleil sur les montagnes enneigées, retourner dans ce lieu qui a été mon
chez-moi, et puis partir, ou rentrer, je ne sais pas.
Peut-être qu’il me faudrait écrire. Encore, et encore, et encore. Jusqu’à ce que la douleur cesse.
***
Je chuchote des poèmes dans le silence de la nuit, et parfois ça me fait du bien.
***
J’écris pour lutter contre l’oubli.
***
Il pleut des feuilles d’automne sur le cours Victor Hugo. Je me surprends à chantonner Ne me quitte pas partout où je vais.
***
Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Tout est dit dans ces quelques mots et dans ce minuscule livre. Je découvre le visage de ce jeune homme et l’une des photographies
me bouleverse. Il s’est donné la mort à l’aube de ses trente et un ans.
***
Je frotte jusqu’à la douleur. Je sais ce que je cherche à laver, mais la honte et le dégoût s’ancre si profondément dans la peau qu’on ne peut pas les effacer.
***
Depuis hier soir, l’odeur de mort est partout dans l’air que je respire. Ça vient d’où, dis ?
Petit à petit je sens bien que je t’oublie. C’est insidieux, et même si je lutte de toutes mes forces pour chaque jour ramener à ma mémoire des bribes de toi, je ne peux que ralentir ce qui semble inévitable. L’oubli. Je veux dire, je n’oublie pas l’amour que je t’ai porté, non, je n’oublie pas comme je t’ai aimée, mais j’oublie qui tu étais. J’oublie ta manière d’être, tes miaulements, ta démarche, tes habitudes. Je regarde les photographies mais ces instants figés ne me ramènent pas le souvenir de toi en mouvement. Les photographies ne ramènent pas la vie, elles n’en sont qu’une image. J’oublie à chaque seconde et je crois qu’oublier me peine autant que de ne pas t’avoir près de moi. Je pensais naïvement que lorsqu’on aimait si fort le souvenir de l’autre ne disparaissait jamais. Et pourtant. Est-ce qu’il va se passer la même chose avec V. ? Est-ce que je vais oublier la douceur de sa peau et le son de sa voix ? Est-ce que je vais oublier sa manière d’être avec moi, ses mots, ses gestes, l’intonation de son rire ? Tant pis si j’oublie son indifférence de la fin mais non, non, je ne veux pas oublier sa tendresse du début, je ne veux pas oublier le regard qu’il a posé sur moi ni cette manière si particulière qu’il avait de m’aimer. Je ne peux pas oublier que j’ai été aimée, vous comprenez, cela m’ensevelirai de chagrin. Je le sais désormais, les images ne peuvent pas remplacer les sensations qui, elles, finissent par disparaître, peu importe la grandeur de l’amour, peu importe l’intensité de la lumière de ce qui fut, le temps est sans pitié. Car si le temps apaise, le temps aussi saccage. Ce soir je pense aux souvenirs et à l’oubli de ces souvenirs, et comme cela me rend triste.
En Octobre, chronologiquement,
les quelques jours chez eux, les jeux de société, le rêve doux et agréable, les premières feuilles sur les trottoirs, les jours qui raccourcissent à vue d’œil, le
goût régressif du torrino blond qui me ramène en enfance, les matins où mettre un orteil dehors nous glace et où la couette remontée jusqu’au cou on se dit il n’y a plus de doute,
l’automne est bien là, la soirée crêpes, les heures de train en contemplant les reflets de soleil sur le lac Léman, les mots d'Hervé Guibert, les cadeaux d’anniversaire après l’heure, les
pieds et les mains glacés, les nuits sans sommeil les yeux rivés au plafond et les souvenirs qui dévorent, les douches brûlantes, le chocolat chaud et le gâteau au sirop d’érable en guise de
dîner, les tartelettes aux pommes en forme de boutons de roses, ma maman, le goût des vitamines C, Emmaüs, les quelques phrases échangés avec lui et l’envie si grande de le prendre dans mes bras
alors qu’il est si loin, mes cahiers d’écolière, les pieds au bord du gouffre, Le ciel attendra, les lectures concernant C.B., l’usure, un seul cachet blanc au creux de la main le matin,
l’abîme, les questions sans réponse et ce silence qui perfore le cœur, puis ses mots et le sol qui se dérobe sous mes pieds, les jours de rien –comme si le monde tout autour n’était plus là ou
plutôt comme si je m’étais soustraite au monde-, la nuit noire, les insomnies, l’appartement au parquet anciens et aux grandes fenêtres, la pharyngite et la cortisone, le gâteau magique, la
promenade jusqu’à bâtiment rose que je m’étais promis de retourner voir, l’au revoir à L. et ses jolies attentions pour mon départ, le petit salon de thé que mon ami L. me fait découvrir, les
derniers baisers à la douce Isis, l’emménagement et les cartons qui portent avec eux l’odeur de la cave, les lessives, l’épuisement qui cloue au sol, ma peur panique des souris que je sais là
tapies quelque part, ses mots que je ne réalise pas encore et cette fragilité qui m’entoure – sans doute jusqu’à la brisure-…
Ma première fois c’était toi. Ma première histoire d’amour, ma grande histoire d’amour, c’était toi. Tu étais mon point d’ancrage. Ma lumière dans le noir, mon radeau de sauvetage, mon ancre. Tu étais mon ancre. Je me suis trouvée belle pour la première fois dans ton regard, désirable, aimable, belle à en avoir le tournis. J’ai appris à aimer mon sourire de travers et j’ai trouvé mes fêlures touchantes. Je me suis trouvée belle parce que tu m’as tellement aimée. Tu m’as fait me sentir singulière. Et c’était un si beau compliment, ce regard-là venant de toi. Tu étais ma chance. Tu étais mon être venu d’ailleurs. Mon indispensable. Mon océan. Ma veilleuse dans la nuit, mon étoile dans un ciel noir. Tu étais ces bras qui m’ont serrée si fort tant de fois. Ne m’abandonne pas. Tu étais ce corps solide qui m’a contenue jusqu’à ce que les sanglots cessent, tu étais mon prince, mon deuxième souffle, tu étais mon roc. Tu étais cette peur dévorante que j’avais de te perdre. Tu étais cette tendresse avec laquelle tu m’as touchée, tu étais cette parenthèse offerte au monde qui allait trop vite pour moi. Tu étais ce corps brûlant contre lequel je me blottissais pour que nous ne formions plus qu’un, plus qu’une toute petite cuillère. Tu étais celui qui comblait un petit peu ce vide immense en moi. Tu étais mon rire et mes mots d’amour et tous ces sentiments que tu ne savais pas exprimer. Tu étais les battements de mon cœur dans ma poitrine.Tu es cette lettre de plus de dix pages que je conserve comme un trésor. Nous étions ces doigts entrelacés et ces corps serrés jusqu’à l’étouffement. Tu n’étais pas mon avenir, tu étais mon présent. Et c’était tout. Je t’ai toujours aimé sans penser au lendemain. Tu étais mon tout. Tu étais mon soleil, mon désir. Tu étais mon alchimie. Tu étais cette incompréhension parfois, mais ce désir d’être là. Tu étais ces fossettes que dessinait ton sourire et qui m’ont tellement attendrie dès le premier jour. Tu avais des mains fines, et douces, et enveloppantes, et je me sentais protégée du monde entier lorsque tu tenais mon visage entre tes mains. Tu étais cette odeur d’abricot et de noisette dont ta peau était faite. Tu étais ces baisers dans mon cou et cette main dans mes cheveux pendant l’amour. Tu étais cet espoir qui m’a permis de tenir droite pendant cette année si douloureuse. Tu étais cette porte ouverte. Tu étais sans le savoir mon lien avec le monde des vivants. Tu étais la preuve que je ne valais pas moins que rien. Tu étais mon réconfort, tu étais mon baume. Tu étais mon chez-moi, tu étais mon refuge. Tu étais mon exutoire. Tu étais mon silence et le tien et le vide entre nous et cela nous a tué. Tu es maintenant cette brisure sur mon cœur. Tu es ma première histoire d’amour, ma grande histoire d’amour, tu es là, dans mon cœur, tu es là, encré dans ma peau, tu fais partie de ce que je suis.
09/10/2016, 08 :23, gare de Grenoble, hall de la gare puis voie C, puis train n°17613 à destination de Lyon Part-Dieu
J’ai cru qu’il allait partir, quitter la gare, et que je ne pourrais pas écrire sur lui. Et puis non. Heureusement pour moi, il ne part pas. Mieux que cela, il reste.
Il s’arrête à la machine à café, à côté de moi. Il va ensuite acheter quelque chose à La Brioche Dorée, beaucoup de personnes attendent et il fait comme eux : il attend. Il rejoint ensuite le couloir qui mène aux quais un beignet à la main (chocolat, pomme, framboise ? j’imagine du chocolat). Je suis cet homme dont le visage me rappelle celui de Christophe Maé. Je le suis, et je crois que nous allons vers le même train, et j’en suis heureuse. Deux trains sont à quai et je le regarde monter dans le mauvais, dans l’autre que le mien. Je suis déçue. Et puis il ressort, il s’était trompé, évidemment, nous voyageront ensemble. Je m’installe près de lui, de l’autre côté du couloir. Il s’est assis dans le sens de circulation du train. Je le regarde. Il est beau. Il a probablement une quarantaine d’années, il est habillé sobrement, en noir, juste ce qu’il faut d’élégance. Je suis heureuse, soudain, d’être assise à ses côtés et d’écrire sur lui. Je prends mon temps, je sais que nous avons une heure trente pour nous. C’est un peu comme un rendez-vous auquel il ne sait pas qu’il participe, et ça me trouble. Il termine son petit-déjeuner et cherche du regard une poubelle, la seule envisageable est celle près de moi. Il se penche en me disant « Je suis désolé, pardon » avec un petit rire de gêne. Le sourire lui va bien. Il sort son ordinateur, son agenda et une pochette en carton bleue. Il pose une paire de lunettes sur son nez, c’est étrange comme un rien peut changer le visage des gens. Il regarde un plan des transports en commun de Lyon et griffonne quelque chose, je ne sais pas quoi. Je me demande d’où il vient. Je me demande quelle est son histoire. J’avais imaginé jusqu’ici qu’il se rendait à un rendez-vous professionnel, mais je réalise que nous sommes dimanche alors non, sans doute pas. Mais alors, quoi ? Il se tourne vers moi et m’offre un grand sourire, j’ai mon appareil photos entre les mains et il ne sait pas que je regarde les clichés de lui. Je m’endors et lorsque je me réveillerai il sera déjà bientôt l’heure de nous quitter. Pendant mon sommeil, il a posé ma valise qui roulait sur les sièges en face de moi, cet homme attentionné.
04/10/2016, 14 :18, gare de Genève, hall de la gare
Elle doit avoir trois ans, peut-être un peu plus peut-être un peu moins, il est toujours difficile d’estimer l’âge d’un enfant tant chacun grandit à sa manière.
D’abord je ne vois pas son visage car elle est allongée dans une poussette bleue. Ce que je vois d’elle : un pantalon fleuri bleu marine et des baskets roses. Et puis soudain, elle se lève.
En haut, elle porte un T-shirt à manche longue et à col roulé rose fuchsia. Elle voit un oisillon et le montre du doigt en interpellant sa maman. A cet instant précis, un sourire infini lui mange
le visage. Elle regarde le monde avec ses yeux immenses. Et puis, elle me fixe. Je crois qu’elle devine que mes mots sont sur elle, pour elle (même si, sans doute, ne les lira-t-elle
jamais. à moins que ?). Elle cache son visage derrière le tissu de la poussette, puis le découvre pour me regarder (le fameux jeu du coucou-caché que je connais si bien). Je lui
souris. Sa peau est mate, la demoiselle semble maghrébine, je ne sais pas exactement d’où elle vient mais je la trouve belle. Ses cheveux sont bruns et quelques boucles s’échappent de sa couette.
L’élastique dans ses cheveux est orange. Lorsqu’un homme qui semble être son père arrive, sa mère la réinstalle dans la poussette et la famille part précipitamment. La fillette se penche pour
m’offrir un dernier regard. J’ai manqué de temps. Je la suis dans cette gare que je ne connais pas. Elle va aux toilettes avec sa maman. Je photographie sa poussette, puis je pars. Je ne la
revois plus. Je n’ai entendu le son sa voix qu’une fois, pour un seul mot (lorsqu’elle a interpellé sa mère en voyant le moineau), et déjà je l’ai oublié. Le temps qui passe dévore les
souvenirs.
En Septembre il y aura eu, plus ou moins dans l’ordre,
les crépuscules à couper le souffle, les voyages en train, les sept heures en bus, les visites aux quelques amies de l’est, la meilleure brioche aux pralines
du monde, l’estime que M.L. me porte, le retour ici, le cafard, les petits déjeuners sur la terrasse, les câlins d’Isis, les draps blancs, le parfum de L. que je reconnaîtrai désormais entre
mille, les jolis carnets
Gallimard, la citronnelle appliquée minutieusement chaque soir, l'été qui semble durer pour toujours, le déjeuner chez Plume, les petites succulents en tasses, mes vingt-trois ans, les larmes, la solitude et la peur, la pluie, les fauteuils rouges du cinéma à
plusieurs reprises, les mots de Laurence T., le manque de lui, l’errance, les petits papiers de l’exposition constellations, ma rencontre bouleversante avec C.B., l’invitation incongru d’un
inconnu pour dîner, le dimanche volé au temps avec ma sœur, le poétique spectacle de cirque, le sentiment si fort de liberté, la reprise du suivi, les souvenirs qui me saisissent et me
donnent la nausée, le melon plus que de raison, les figues du jardin, le marché des capucins, la méditation, la découverte d’un très joli lieu, les douces mélodies de Keaton H., mon tout premier carrot cake, les derniers rayons de soleil et l’automne qu’on ne soupçonnait pas, le fabuleux cake citron-pavot, les quelques jours de nuit noire, le direct de Rose pour les
dix ans de son premier album, les premières Chroniques de gares, le cœur qui se serre pour des raisons
que je préférais ne pas deviner, les mots de Lagarce, les très nombreuses photographies, les bières et l’âme en peine ces soir-là, le premier cours de théâtre de la saison, et le dernier jour
pour finir comme il se doit mon mois l’envol au-dessus du pays.
Dites, qui m'écrit un petit mot doux pour commencer Octobre ?
27/09/2016, 16 :50, gare de Bordeaux, hall 1
La fille est assise sur l’une des rangées de chaises, dans la lumière de la
verrière. Elle est courbée pour écrire sur un carnet ligné – je ne me souviens jamais des formats-, un stylo noir dans la main droite. Le carnet est posé sur un petit sac à main en cuir. Elle est
assise, les pieds croisés, le dos voûté et la mâchoire serrée. Elle porte des baskets roses, un vieux jean et un pull en laine blanc cassé. Sur son pull, une tâche de café. Ses cheveux
sont déliés, indisciplinés. Ils lui arrivent à hauteur des épaules et ont une couleur banale. Elle s’arrête, regarde en l’air puis reprend son travail d’écriture. A son poignet droit, deux
bracelets : une gourmette à son prénom et une chaîne fine en argent qui relie quatre petits cœurs. Cette fille-là, c’est moi ; je ne sais pas si quelqu’un l’a
regardée.
27/09/2016, 17 :17, gare de Bordeaux, boutique Relay hall 1
Elle sort du couloir qui mène aux quais. Elle revient de quelque part. Vingt-cinq ans, peut-être. Un pantalon rouge. Joli chignon. Cheveux châtains. Visage fin, doux
mais sans sourire. Elle rentre dans la boutique Relay sans hésitation. Elle marche jusqu’au rayon des magazines, feuillette le dernier numéro de Neuf mois. Peut-être est-elle
enceinte, si c’est le cas c’est le tout début. A la voir de plus près, elle a peut-être trente ans ; il y a quelque chose d’adulte dans son visage pourtant lisse. Elle porte une bague en
argent à l’annulaire gauche. Du bout des doigts, elle parcourt les magazines de couture. Elle sort de la boutique sans rien acheter, il s’est écoulé neuf minutes depuis celle où je l’ai regardée
pour la première fois. Ses deux sacs semblent peser lourd. Son visage est fermé, elle paraît centrée sur elle-même. Elle ne sourit toujours pas. Je n’ai pas d’image d’elle, juste une trace du
lieu de son passage.
27/09/2016, 17 :19, gare de Bordeaux, terrasse de la brasserie Le Grand Comptoir
Je ne
saurais pas lui donner d’âge. Ses cheveux sont blancs, sa barbe aussi. Son visage m’attendrit. Il est bien habillé : une chemise grise et une veste de costume légèrement plus foncée, un pantalon noir et des baskets de la même couleur qui dénotent avec l’élégance du reste. Il boit un sirop de menthe (à moins qu’il ne s’agisse d’un
diabolo ?). Il est concentré sur l’ordinateur posé sur la table devant lui. Son visage me paraît triste. Il prend son téléphone pour appeler quelqu’un, j’imagine une femme, la sienne, à
l’autre bout du fil. Je sais maintenant qu’il va à Bergerac, qu’il prendra le train à 18h05 pour y arriver à 19h28, et qu’il lui faudra trente minutes supplémentaires pour rentrer chez lui. Il
allume une cigarette et son regard se perd dans le vide. Je me demande à quoi il pense. Je réalise soudain qu’il est gaucher. Sur ses mains, il y a de minuscules taches brunes. Je constate
lorsqu’il se lève, ou plutôt je devine dans sa posture, qu’il est plus âgé que je ne l’aurais cru. Il prend son imperméable, sa sacoche d’ordinateur et il part. Pour lui, j’imagine le doux prénom
de Jean.
Hier encore je lui disais Je me sens libre, aujourd’hui je voudrais disparaître.
Il y a cette ambivalence que je ne sais pas expliquer, face à cette situation-là.