La boîte de Pandore

Je me demandais, tout à l'heure encore, comment est-ce que vous me voyez. Je me demandais, une fois de plus, comme je le fais souvent, ce que les autres, ce que chaque personne que je croise, que je côtoie le temps d'un minute ou de plusieurs années, je me demandais comment vous, qui me lisez, comment eux, qui m'ont vu grandir, rire, tomber et hurler d'effroi face à cette vie, comment chacun d'entre vous me considère. Plus vraiment une petite fille, pas tout à fait une adulte, je reste là, immobile, figée -le mot exact- en espérant que le temps glisse sur moi sans me toucher, une certaine conscience cependant du sablier qui, inéluctablement, continue sa course, avec ou sans moi. J'y pense et je me déteste à ne pas savoir y prendre part, à cette vie-là, à ne pas savoir la vivre entièrement, je suis là pourtant, j'apprends mes textes de théâtre, je révise mes cours, je rédige, je rature et je recommence, je note tout dans mon agenda, chaque minute de mon temps y est savamment explicitée et c'est presque effrayant, cette manie que j'ai de tout planifier, de ne rien laisser au hasard, de ne laisser aucune ouverture pour l’inattendu, l'imprévisible, de ne laisser aucune place pour la Vie, la vraie. Je verrouille chaque cadenas et je prends garde à ne pas me confronter aux questions -celles que je sais inhérentes à ma personne- et auxquelles, en me confrontant, je le sais, je prends le risque de me laisser mourir à nouveau face aux réponses que je ne pourrai trouver, face à ces grandes énigmes dont la Vie a oublié, à ma naissance, de m'amnésier. La guerre, la monstruosité dont l'être humain est capable, donner la mort -volontairement-, donner la mort et faire souffrir. Cette guerre à grande échelle qui me renvoie à la guerre intérieure, ma guerre, celle du dedans qui fait rage. Ce que je voulais dire, au début, c'est que je ne sais pas quelle image subsisterait de moi si je venais à disparaître aujourd'hui. Mon écriture est pour la plupart d'entre eux un secret, ils ne savent pas que je suis un écrivaine -plus qu'une écrivante-, que j'ai de l'encre dans les veines et que c'est eux, eux qui m'ont offert au monde telle que je suis. Je ne sais pas si je suis pour vous une fillette ou une jeune femme, forte ou trop fragile, quels traits de personnalité vous m'attribueriez, quelles envies et quels rêves, quelles névroses et quels troubles, quels chagrins et quels questionnements, je me demande quels livres vous feraient penser à moi, quels films, quelles odeurs, quels visages. Je me demande, est-ce que vous penseriez à moi ? De quelle manière ? Je me demande cela et je sais que cette question est, elle aussi, sans réponse, que chaque regard qui m'effleure gardera un souvenir unique de moi, de celle que je suis, de celle que j'aurai été. C'est aussi pour cela que j'écris ici ; pour que si je venais à disparaître, il reste cette trace-là, cette trace de celle que je crois être. Il y a cette boîte de Pandore, à l'intérieur de moi. Je l'ai ouverte, une fois, il y a quatre ans maintenant de cela, quatre ans que je me meurs car je ne peux plus tout à fait respirer, quatre ans que j'ai ouvert cette boîte et que ce geste, l'ouverture de cette boîte, a laissé des cicatrices qui ne disparaitront jamais vraiment. Maintenant, je dois rattraper tous les maux et les remettre précautionneusement un à un dans la boite, sans laisser sortir les autres qui n'attendent qu'un instant d'inattention de ma part pour s'échapper. Tous ces maux qui me guettent, qui sont au creux de moi, dans cette petite boîte, qui sont ici depuis toujours et que je dois résoudre un à un, sans me laisser détruire par les autres, par tous les autres. C'est drôle, lorsque j'ai rencontré ce grand médecin, spécialiste d'une maladie aux causes inconnues, il a fait glisser devant moi, sur le bureau, du bout du doigt, un schéma dont le titre était le suivant : "La théorie de la boîte de Pandore". Tout cela -ces symptômes- serait du à un traumatisme dans la prime enfance, me dit-il. Il est question, aussi, sur la feuille et dans sa paroles, de candida albicans, de lymphocytes T, de récepteurs NMDA, de sérotonine, de mélatonine, mais ce n'est pas cela dont je veux vous parler, pas cela dont je veux écrire, vous écrire. Ce dont je veux vous parler, c'est de ce qu'il appelle les "peurs inconscientes". Après l'auscultation, sans crier gare, la question qui me meurtrit : "Est-ce que quelqu'un vous manque ?". Bien sur que quelqu'un me manque, qui je ne sais pas, je ne peux pas vous le dire car je ne le sais pas, mais je sens bien que je cherche, une personne, cette personne qui saurait tout combler ; le manque, bien sur que que je le connais. Le manque et moi, nous sommes inséparables. Parfois, j'ai même ce sentiment de n'être que lui, un trou béant, un rien, un manque immense, un amas de pertes. J'ai balbutié, oui, je la connais cette sensation de manque. Je suis incomplète, je me sens incomplète. Sa théorie, sa suggestion, ma plus grande peur, ce serait elle, sœur jumelle avortée, disparue avant même d'être venue à la vie. Je t'ai sentie, pourtant, tu étais là. Mémoire du corps. Je crois. C'est ma vie maintenant qui est avortée, maintenant que je vis dans l'ombre de toi, de celle que tu aurais du être.

 

"Et parfois encore, nous devrons l'admettre, nous ne seront pas vus tels que nous croyons être, en vérité, tels que nous aurions tant voulu qu'on nous aime. Se contenter du regard des autres et ne plus rien espérer, cesser de prétendre à notre vérité, notre vérité, ce sont les autres qui nous l'accordent, notre vérité, elle restera secrète, tant pis, tant mieux, nous ne pourrons plus la dire." Jean-Luc Lagarce - Nous serons sereins, cette nuit-là encore - Jean-Luc LAGARCE


Le vent m'emportera et alors, que restera-t-il de moi ? Des bribes de souvenirs, des textes inachevés et des pensées que je n'aurai pas su coller au papier. Rien de plus ni de moins lorsque le vent m'emportera.

* Nota-bene : Je voulais vous dire, aussi, que j'ai longuement hésité avant de joindre cette chanson-là à l'article. Il y avait celle-ci et celle-là aussi dont je me suis enivrée pour trouver les mots (oh, vraiment, prenez le temps de les écouter, elles sont sublimes !). Et aussi, si vous voulez voyager, je partage avec vous les clichés de mon périple en Bretagne par , pour les curieux...

 

Nouons-nous - Emmanuelle Pagano
Nouons-nous - Emmanuelle Pagano

Écrire commentaire

Commentaires: 0