Délicatesse

Je m'empresse de partir, je me presse, ma robe un peu chiffonnée et mes cheveux emmêlés relevés en un chignon plus qu'imparfait. La question a tiroirs survient, je déborde.

«

Est-ce que tous ces gens que je croise sont heureux ? A quoi tient leur bonheur : aux autres, à eux même,  au matériel, à leur travail ? Se demandent-t-ils parfois s’ils  aiment leur vie? Pensent-ils avoir accompli ce qu'ils avaient à cœur d'accomplir ? Ont-ils conscience de ce bonheur-là ? Savent-ils à quel point il est fragile, que tout peut basculer d'un moment à l'autre ? Qu'est-ce qu'il se passe, dans leurs têtes ? Est-ce moi qui en demande trop à la vie ? Pourquoi ce goût d'inachevé qui ne me quitte jamais ? Dois-je apprendre à renoncer ? Grandir, c'est renoncer alors ? Et si on ne renonce pas, qu'est-ce qu'il se passe ? On reste malheureux à tout jamais ? Et si cette vie là n'était pas faite pour moi ? Si j'y suis allergique, on ne peut rien faire ? Docteur, il me faut des solutions. Faut-il aimer la vie, l'aimer trop peut-être, pour la laisser passer comme je le fais, par peur de l’abîmer ? Est-ce que je l'aime, la vie, ou est-ce que je la déteste ? Les moments où je pense qu'elle est précieuse sont-ils plus nombreux que ceux où je suis persuadée qu'elle ne vaut rien ? Et que restera-t-il de moi, quand je disparaîtrai ? Est-ce qu'on se souviendra de celle que j'ai été ? Celle que je suis, est-ce celle que j'aimerais être ? Qu'est-ce que les autres perçoivent de moi ? Comment me définiraient-ils ? Est-ce que le monde continuerait sa danse de la même manière si je disparaissais ? Alors quoi, j'ai si peu d'importance ? (...)

Les guillemets ne se ferment pas et ça continue, encore et encore...

 

***

 

Je ne serai jamais de celles la. Je les regarde, j'essaie de les imiter parfois et j'ai l'air d'une godiche. Je ne serai jamais de celles là. De celles qui portent un soutien-gorge rouge en dentelle sous une robe noire, de celles qui embrassent langoureusement leur amoureux au milieu d'une rue,  de celles qui ne manquent jamais de conversation et qui trouvent toujours le mot à dire au milieu d'un silence, de celles qui savent faire rire, de celles qui ne pleurent jamais. De celles dont les lèvres sont maquillées de rouge, de celles qui ont l'air désinvolte sans faire d'efforts. Pardon, mais il faudra t'y faire. Je ne suis pas de celles là. 

 

***

 

Je suis dans l'ascenseur. Je reste abasourdie, je ne sais pas sur quel bouton appuyer. Je viens ici depuis six mois, chaque semaine, et j'ai oublié. Je reste immobile, j'ai l'air d'une idiote, les yeux écarquillés et le sourire absent. J'ai oublié. Mon cerveau me joue de drôles de tours, ces derniers jours.

Le travail commence là, dans la salle d'attente. Personne ne le dit mais tous ceux qui passent par là le savent.

"C'est comme si vous n'aviez pas accepté la castration ni renoncer à la toute-puissance...". Elle lâche ça comme une bombe, au milieu de la séance, la première des rares interventions que je pourrai compter sur les doigts d'une main en quittant la pièce. Merci, mais Lacan, je le connais un peu. C'est quoi, cette remarque ? Elle croit que ca va m'aider à me lever demain matin? A résister a la fatigue?  A être moins angoissée ? Un mur de théorie placé entre le soignant et le patient, c'est condescendant et ca n'a jamais aidé personne. Je la déteste pour cette arrogance, cette supériorité présumée qui me rapetisse sur le fauteuil.
Je me tais. Je déploie beaucoup d'énergie et de courage pour accepter le silence qui suit mais je ne cède pas. Je me tais. C'est ma vengeance, elle ne saura pas ce qui se passe dans ma tête pendant ces minutes-là.
Cela n'a pas de sens. 
Plus rien n'en a, soudain.
Tout ce cinéma parce que j'ai avoué que ma vie n'est pas satisfaisante et que si je devais mourir demain, je n'aurais pas fait ce que j'aurais aimé y faire. Je ne me suis pas accomplie, voilà. Je pourrais mourir demain sans être réellement née. 

Elle considère que la réussite dans mes études devrait me combler. Je lui réponds que c'est sociétal, tout ça : on réussit nos études donc on a réussi sa vie ? On a un travail donc notre vie est comblée ? J'ai envie de lui dire, j'en ai tellement rien à foutre de ces choses-là, il n'est pas là l'accomplissement de soi, mais je suis trop polie. La Vie, ce n'est pas ça. J'attends autre chose. Je veux être heureuse, sereine, je veux rire sans raison et m'émerveiller des toutes petites choses, je veux aimer, démesurément, je veux aider, me sentir vivante, je veux me sentir fière de moi, trouver les jours trop courts. Oui, je veux trouver les journées trop courtes.

Et si je dois me contenter de cette vie là, si je ne peux rien espérer de plus, je dépose les armes.

 

***

 

 

Cour du centre d'histoire de la résistance et de la déportation. A l'ombre d'un tilleul, je relis cet article pour le terminer. Quand sait-on que quelque chose est terminé ? Comment peut-on dire d'une œuvre qu'elle est achevée, que le point final est posé ? Quand ?

Écrire commentaire

Commentaires: 0