Le temps au ralenti


         Ici, dans cette grand bâtisse loin qui paraît si loin de toute civilisation, nous veillons la Vie. Nous guettons la Mort. Comme si nous avions un pouvoir quelconque sur cette dernière. Oh, comme j'aimerais le croire. Comme j'aimerais, et pourtant quelquefois il faut savoir se dire que la dernier voyage vaut mieux qu'une vie qui n'en est plus tout à fait une. Reconnaître que si nous décidions de la maintenir en vie, nous le ferions uniquement pour nous. Alors avant de la quitter ce soir, j'embrasserai son museau une dernière fois. La dernière des dernières fois. Je lui dirai combien je l'aime, combien elle m'a apportée. Je lui dirai qu'elle a été l'une des toutes dernières pièces du puzzle de mon enfance, et une pièce ô combien essentielle. L'une des plus belles. En attendant, maman et moi, on tente de ne rien laisser paraître. On écoute Nina Simone et on monte le volume pour danser, on lui dépose des petits gâteaux sur le carrelage de la cuisine car s'il y a bien une chose qu'elle n'a pas perdue, c'est sa gourmandise. On ne cesse de lui répéter à quel point elle est courageuse. Elle me regarde avec ses grands yeux sombres et je lui souris. Mardi, elle emportera avec elle mon dernier Noël d'insouciance, celui de mes sept ans. Mardi, elle. Mardi sera son dernier jour. Hier soir, nous avons regardé le film : The normal heart. A la fin, nous avons pleuré. Pour le film, et pour ma chienne. Toutes les larmes se sont mêlées. Je n'aurai dormi que deux heures, passant le reste de la nuit les yeux rivés au plafond à écouter la respiration de ma mère et à surveiller le silence.

 

          Deux jours ici, dans la maison enneigée de mon enfance où le temps semble comme suspendu. Comme un sablier que l'on aurait truqué. Je passe le temps en attendant que le temps passe. J'apprends que le myosotis, cette toute petite fleur bleue, est souvent surnommé par des phrases poétiques amoureuses, la plus courante étant Ne m'oubliez pas en raison d'une vieille légende qui dit que lors d'une promenade d'un chevalier et de sa dame au bord d'une rivière, l'homme se pencha pour ramasser l'une de ces fleurs et tomba dans la rivière en raison du poids de son armure. Alors qu'il se noie, il lance la fleur à sa bien-aimée dans un même temps que cette dernière demande : "Ne m'oubliez pas!". J'apprends que les constellations ont été triées et nommées au nombre de quatre-vingt-huit à la suite du travail d'Eugène Delporte. Le petit renard, constellation de l'hémisphère Nord, me fait penser à la douce J. La Licorne me ramène à V. qui alimente ma part d'enfance grâce à la magie de cet animal de petite fille. Les Voiles. Quatre-vingt-huit constellations. Environ deux-cent trente-quatre milliards d'étoiles. Je pense à cette immensité. Elle est à la fois terriblement fascinante et recèle quelque chose d'effrayant. Tout comme l'océan, qui me fascine et me terrifie à la fois. Je profite de tout ce temps qui s'étale devant moi pour choisir des clichés de la série Jour(s) après jour(s) de Coco Fronsac (que j'ai beaucoup aimée). Un série éphémère qui contient une image et un tapuscrit par jour, et j'ai choisi de partager avec vous les vingt-six clichés qui m'ont le plus touchée, je ne sais parfois par quel chemin. Vous verrez, c'est surprenant, c'est doux, et ça transpire de poésie et de spontanéité. Le libre-cours de la pensée peut parfois mener à de jolies surprises...

          Autour d'un café brûlant, je retrouve ma toute petite grand-mère de cœur, aussi frêle qu'un roseau. Elle sourit, elle semble heureuse de me voir, il y a longtemps que je n'étais pas venue. On parle du temps qu'il fait et du temps qui passe, elle me raconte qu'elle oublie des choses parfois, que c'est l'âge qui veut cela. J'essaie de la rassurer, je lui dis que la mémoire qui défaille, ce n'est pas que l'âge, moi aussi ma mémoire me joue des tours, ce n'est pas que l'âge non c'est aussi la Vie qui veut cela. Je lui dis que le temps qui passe lui va bien, qu'il la rend de plus en plus belle. Elle sourit comme une jeune fille gênée sous les premiers compliments d'un amant, cette toute petite femme de quatre-vingt dix ans. Elle rit en pensant au thé dansant qui aura  lieu au village cet après-midi et auquel elle ne se rendra pas, ah ça non, elle ne sait pas danser et puis ce n'est plus de son âge. Elle me parle de son potager et de sa chienne, de ma soeur et moi lorsque nous étions petites. Nous resterons toujours pour elle ces deux petites filles blondes de six et sept ans, je crois. Comme si, à un moment donné, notre cerveau se refusait à accepter le temps qui passe. Lorsque j'y réfléchis, j'ai toujours seize ans, mes parents quarante-sept. Je me suis arrêtée là, moi. Avant la Chute.


          Je prends des douches brûlantes à m'en faire rougir la peau. C'est à se demander ce que je veux laver, effacer, gommer en frottant si fort.

 

 

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